« Mon père était ébéniste et il m’a transmis ce don de savoir me servir de mes deux mains… ».
(Patrick Varin ; matador de toros).
Rabelais rue Mercière, Rousseau à Rochecardon, Stendhal place des Terreaux, Hemingway à Perrache…
Lyon.
« Les cerveaux y sont fumeux, ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent le matin les rues […], mais Lyon est aussi le refuge du mysticisme, le havre des idées pré naturelles et des droits douteux…. Pour y garder sa cervelle, il est bon de n’y point faire de séjours trop longs. »
Guy de Maupassant donnera raison à la description : Après la mort de son frère Hervé à l’asile de Bron en 1889, l’auteur d’ «Une Vie» sombre à son tour dans la démence.
Dans le brouillard et les ruelles de cette ville obscure du XIXe, d’autres poètes en devenir trouveront l’objet de leur désespoir, mais aussi leurs premières inspirations. En 1832, à l’âge de 11 ans, Charles Baudelaire entre au collège Royal de Lyon où il sera pensionnaire jusqu’en 1835. Enfermé dans les murs « si tristes, si crasseux, si humides » de « classes si obscures », il se forge, comme d’autres avant lui, l’image d’une « ville singulière, bigote et marchande […] pleine de brumes et de charbons… »
Quinze ans plus tard, Alphonse Daudet lui succède. La famille, ruinée, s’installe rue Lafont, mais le jeune Alphonse préfère s’évader. « Il faisait l’école buissonnière, en canotant par exemple sur la Saône depuis la passerelle Saint-Vincent ». Des « Contes du lundi » où il décrit cette « rivière très encombrée et remuante » jusqu’au « Petit Chose », son œuvre sera marquée par ses difficiles années lyonnaises.
En 1801, interne à la pension Puppier de la Croix-Rousse, c’est Alphonse de Lamartine qui les précède : « La porte de l’enfer du Dante ne m’aurait pas semblé plus implacable. Je sentis mon cœur défaillir. Tous les murs étaient murs de prison… » Né le 29 juin 1900, rue du Peyrat, Antoine de Saint-Exupéry vit, lui, seulement quatre années dans une ville qu’il quitte après la mort prématurée de son père, affirmant plus tard : « Je ne suis pas Lyonnais, je suis né à Lyon par hasard. »
Dans cette ville où Molière écrivit sa première grande comédie « L’Étourdi » qu’il donne en représentation en 1655 dans une maison du Jeu de Paume, à Saint-Paul, on aurait pu aussi croiser La Fontaine, Mme de Sévigné ou encore Voltaire.
Lyon, capitale des Gaules.
Patrick y nait « de parents d’origine italienne du côté de mon père et espagnole de ma mère… ». Un 21 avril, le premier jour du signe du Taureau, l’année du Goncourt de Romain Gary pour «Les racines du Ciel» et celle du Nobel pour Juan Ramón Jiménez.
« Petit, nous passions nos vacances à Alicante où tout a commencé avec les taureaux dans les rues, mes premières passes à 13 ans et cette passion taurine » raconte Patrick.
Patrick se rêvait torero.
Et il le fut.
Depuis Vergèze où il débute en public le 13 avril 1975, Céret où le 30 mai il coupe deux oreilles à l’occasion d’un festejo sans picadores, Châteaurenard et les deux oreilles du 8 août face à des erales d’Hubert, partageant le cartel avec Manuel Maldonado y José Aguilar, une fracture au poignet et des contusions vertébrales le tenant éloigné des ruedos et torero encore le 15 octobre quand il réapparait à Bellegarde avant son accession en novillada piquée à St-Gilles le 6 juin 1976 avec Lauri Monzon et Guy Delhon devant des François André.
Avec déjà ce quelque chose, cette délicatesse de forme, cette onctuosité de fond, cette saveur au goût de volaille de Bresse demi-deuil et petits légumes mijotée par la mère Brazier dans son restaurant du col de la Luère, ce quelque chose qu’il conservera toute sa carrière jusqu’à sa première despedida en 2001 avant son retour à cinquante-huit ans devant les toros de Margé à Istres le 3 août 2014 à l’occasion d’une corrida hommage aux toreros français.
Une élégance naturelle, un toreo de capote en pralines roses, une muleta en confluence de saveurs au fumet de quenelles sauce Nantua et une discrétion qui aurait fait la leçon à Paul Bocuse.
Un savoir vivre, un savoir-faire torero, tout simplement.
Ainsi, avec Jean-Claude Biec et Pascal Ginac qui l’accompagnaient, alla Patrick en 1977 puis en 1978, année où il fit ses gammes de jeune et talentueux maitre-queue en trente-cinq occasions dont à Nîmes en mai pour la Cape d’Or avec Curro Cruz et Emilio Muñoz devant les gros et insipides novillos de Guardiola Fantoni qui vinrent comme un mauvais fond de sauce pas à la mesure de son tour de main trop délicat pour eux.
Séville aima son service de bouche fine aussi bien le 28 mai 1978 devant un encierro de los Hermanos Sampedro et de García Sillero que le 15 août de la même année quand, partageant le cartel avec José Castilla y Fernando Vera, un novillo de González San Román le blessa, même si le palco de Madrid fit un peu la fine bouche lors de sa présentation le 25 mars 1979 avec les novillos de Lupi et qu’à Nîmes, il ne put accommoder à sa façon les novillos de José Luis Cobaleda qu’il tua avec Ojeda et Luis Reina à l’occasion de la Cape d’Or du 6 mai.
Peut-être parce que le toreo sans outrance de Patrick au goût d’enchantement avait le fumet rare de ce qu’il était : une gourmandise de caviar Beluga de chez Petrossian à déguster dans des cuillères de nacre.
“La cuisine, c’est quand les choses ont le goût de ce qu’elles sont.” écrivait Curnonsky.
Alternative sur nappe blanche le 2 septembre 1979 à Palavas quand Manuel Benítez, celui de Palma del Río, et Curro Vázquez, celui de Linares, en tablier de lumières et «Alcotón» d’Antonio Pérez de San Fernando le firent entrer dans la confrérie des matadores de toros, l’année où Christian Tetedoie remportait le concours de meilleur apprenti cuisinier de France.
Nîmes aussi adora ses plats tout en saveur en particulier le festin qu’il servit ce 23 octobre 1983 quand alternant avec José Luis Parada et Lázaro Carmona, il trancha les deux oreilles d’un Manolo González comme un convive délicat se doit de trancher une paupiette de chapon farcie aux morilles, navets au jus façon Claude Barbet et une d’un Victorino comme il convient de trancher un poulet au vinaigre de la mère Léa.
Plus tard, le 19 septembre 1991 et toujours à Nîmes, Patrick et José María Manzanares auront le plaisir de faire les honneurs de leur table à Enrique Ponce pour sa présentation de matador de toros en France avec au menu du jour un lot piquant comme des épines d’oursin de María Luisa Domínguez Pérez de Vargas.
Ainsi, en France, en Espagne mais aussi en Amérique du Sud, au Mexique où il confirma son alternative en décembre 1991 et au Venezuela où, me disait-il, le matin du sorteo les banderilleros examinaient la cendre des cigares pour y lire la chance, Patrick donnera à déguster ce toreo de pâte d’amande de friandise et de pastillage dans lequel, je ne sais pourquoi, je retrouvais en un tout réunis, la sobriété de l’architecture des pyramides égyptiennes, l’harmonie des temples grecs, le dépouillement de l’écriture de St John Perse et le luxe de celle de Chateaubriand.
Toujours chef, jamais gâte-sauce, Marie-Antoine Carême du ruedo, ambassadeur de l’élégance du service à la française, Patrick exprimait un toreo de délicatesse en couverts d’argent et verres de cristal digne des trois macarons Michelin et dont, en 2018, dix-sept ans après son retrait des fourneaux de l’arène, l’exquise saveur laissait encore Zocato de cul :
« D’abord, les faits : ganadería lusitanienne de Calejo Pires, deuxième vache, pelage marron du Périgord, corpulente, fines aiguilles, moral en désordre à tendance retors. Troisième amenée au picador : « Maestro Patrick », nous feriez-vous l’honneur de la placer face au cheval » demande Juan Leal ? Patrick recule avec la vache. Deux capotazos aussi efficaces que discrets précéderont une demie véronique d’anthologie. Ce geste pour l’éternité du monde des Arts, ce panthéon pour l’immortalité du Toreo aura duré une seconde. Au loin, un vol de nuit file vers le soleil couchant. A bord, les Curro Vázquez, Antoñete, Le Faraón, Fernando Cepeda, Pepe Luis Vázquez père et fils, Antonio Bienvenida, Victoriano de la Serna, Curro Puya, Morante de la Puebla, Manolo Escudero, Rafael « El Gallo » et autres immenses capeadors. Même Juan Belmonte, que l’on disait un peu rapide dans ses demi-véroniques, a tenu à être-là pour ce chef-d’œuvre. Il était en liste d’attente, mais a fini au dernier moment par trouver un siège. Au chef de cabine, le « Divin Chauve » a ordonné de préparer une place en Business Class pour Patrick Varin. »
(Extrait de « Vol de nuit » de Joël Jacobi ; publié le11/12/2018 sur https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/ ).
« Le toreo est la science de la vie : Savoir toréer c’est savoir vivre » disait Sanchez Mejias ; le portrait en pied de Patrick habillé du costume d’alternative de Simon Casas par Auguste Ginac (1927/1982) s’inscrit dans cet esprit.
A Lyon, la «Brasserie Georges» est celle qui a accueilli le plus de célébrités littéraires, de Verlaine à Jules Verne en passant par Émile Zola ou Lamartine qui, selon la légende, doit encore s’acquitter d’une note de 14 francs !
Et si Ernest Hemingway y avait sa table, Patrick Varin mériterait lui aussi d’y avoir la sienne…
Patrice Quiot