Le samedi 19 octobre, dans la piste des arènes de Fourques, émouvante intervention de Joël Jacobi à l’adresse de Frédéric Leal pour sa despedida…

 

Sa voix, posée et passionnée, a longtemps comblé notre aficion par le biais du petit écran où il nous parlait régulièrement de toros. Une autre époque… Mais ce samedi, tout était différent car Joël s’est retrouvé seul au centre du « ruedo », ce qui de son propre aveu lui a procuré un grand moment de trac.

 

A l’entendre s’adresser à Frédéric Leal pour revenir sur sa trajectoire, il était clair que cette émotion était entièrement partagée sur les gradins…

 

Ci-dessous, l’intégralité, avec son aimable autorisation,  du texte prononcé :

 

 Oficio que no mantiene tu vida, dále despedida

 

C’est ce que dit, paraît-il, la sagesse populaire. Si tu ne peux pas vivre de ton boulot, dis-lui adieu.

 

Aujourd’hui, Frédéric Leal dit ciao à son métier sur la piste. Mais ça m’étonnerait qu’il dise adieu à sa passion, à ce pour quoi il a toujours vécu.

 

De tous les Leal qui animent depuis tant d’années et pour longtemps encore sans doute le paysage taurin français, Frédéric est certainement le plus énigmatique. Très discret, mais aussi très fier de son talent de torero. Car dans ce petit monde, on peut parfaitement être à la fois humble et orgueilleux.

 

Il faut dire que Frédéric s’y connaît en paradoxe.

 

Naître en mai 68, ne fait pas obligatoirement de vous un révolutionnaire. Voir le jour à Évreux, ville normande où vécut – enfant – le gardien de but Steve Mandanda ne fait pas obligatoirement de vous un fan de l’OM. Mettre à mort le jour de son alternative un toro nommé Socialista ne dit pas si vous avez voté pour ou contre Schiavetti aux élections. Ni même d’ailleurs si vous avez voté.

 

Socialista, justement. C’est un matin de Pâques 1994. Le dimanche 3 avril exactement. Un vent glacial balaie les rues d’Arles. On se gèle. On aurait envie de rester à la maison, de regarder la télé. Sur Antenne 2, on verrait le pape Jean Paul II bénir urbi et orbi, on entendrait le président Noël Le Graet dire qu’il n’y est pour rien dans l’affaire du match truqué VA / OM et Lucien Clergue expliquer comment il s’y prend pour photographier les faenas. Oui, oui, il y a 30 ans la corrida de toros n’était pas interdite d’antenne à la télé nationale. Les rues sont vides, mais dans les arènes il y a du monde. Frédéric, de blanc et d’or, dédie le combat et la mort du toro d’alternative à ses frères et à son fiston Marco qui a 5 ans et qui veut être torero, pardi. Ses frères Luis (on l’appelle Chico) et Alain (on l’appelle Banane) banderillent le toro de García Jiménez et lui, Frédéric (on l’appelle Frédéric) il surprend le public par sa tauromachie particulièrement calme et inspirée. Malgré le vent, malgré le stress, tout est lié, tout se passe au mieux entre Socialista et le nouveau matador de toros. Jusqu’à l’estocade où Frédéric est malchanceux.

 

La tauromachie de classe du plus grand des Leal de sa génération (le plus grand, je veux dire au moins par la taille) se heurte à son manque de chance – des conditions climatiques défavorables, des épées qui prennent le mauvais chemin – et à la rugosité des organisateurs. Au total sa carrière de matador se limite à quelques courses par an et le plus souvent avec des toros pénibles. Je ne vais pas vous les raconter toutes, mais vous savez bien que chaque fois qu’il s’est habillé de lumière (très souvent d’ailleurs avec des couleurs sombres) Frédéric n’a jamais triché et qu’il a donné des moments spécialement savoureux pour les vrais aficionados.

 

Souvenez-vous du samedi 29 mars 1997 à Arles. Partout dans le monde, ce jour-là, on s’intéresse à la comète Hale-Bopp. Car elle est visible à l’œil nu, elle n’a jamais été aussi proche de notre Terre. En Californie, une troupe de cinglés, dirigée par un super cinglé défoncé et fan d’un nouveau truc qui s’appelle internet estiment que cette comète signifie la fin du monde : ils se flinguent. Bon. A Arles, on s’en fout de la comète et d’Internet, le toro numéro 43 de Gilbert Mroz s’appelle Vaccareño. Bas sur pattes mais par nain, agressif mais pas méchant, puissant mais pas violent. Un coup de chance pour Frédéric Leal, les 5 premiers toros de la corrida étaient impossibles. Ce sixième, ce Vaccareño est une sorte de toro idéal pour débuter une saison.

 

Mais une fois de plus, le mistral souffle par bourrasques. Impossible de toréer a gusto.

 

Frédéric conduit fermement Vaccareño au bout de la piste ovale, le vent gêne moins, mais le toro sent l’abri des planches, il se livre moins facilement. Frédéric insiste sur la corne gauche parce que c’est de la main gauche qu’on coupe les oreilles. Mais c’est à droite que Vaccareño charge le mieux. Il serre de très près le torero comme la comète au moment même frôle la planète. Frédéric donne de très beaux derechazos.

 

On se régale.

 

Le lendemain matin, un impressionnant novillo de Yonnet permet de découvrir un petit nouveau. Enfin petit, n’exagérons pas. C’est Morenito d’Arles. Ni lui, ni Frédéric ne savent à l’époque que quelques saisons plus tard, ils feront équipe. Frédéric, quand il changera l’or pour l’argent deviendra en effet banderillero dans la cuadrilla de Rachid.

 

Vous rappelez-vous le 23 avril 2000 ? Vous rappelez-vous comme le ciel était très bas sur Arles ? Comme tout était gris ? La pierre froide des arènes, grise, l’eau du Rhône, grise et la peau des toros de Pablo Romero, terriblement grise. Tout le monde a vu le courage dément, très démonstratif de Padilla au dernier toro, sous le déluge. Mais les aficionados ont savouré, sous la pluie, là-bas, dans le terrain de l’arrastre, les naturelles de Frédéric dans son costume sombre, plus sombre encore que le ciel d’Arles, genre chocolat noir et or. Et ses naturelles furent non pas soyeuses comme on dit quand on ne sait pas quoi dire, mais joyeuses. Oui, joueuses et joyeuses ! Secrètement joyeuses. Ce calme presque désinvolte, ce sérieux sans solennité, ce chic tranquille, traduisaient – j’en suis sûr – une très brûlante joie intérieure. Il me semble qu’on sentait que le torero, sous la pluie, toréait pour lui, pour son seul, pour son très grand plaisir. Et donc pour le nôtre.

 

Il y a eu d’autres très beaux moments. Le festival en hommage à son ami Cyril Colombeau. La faena et la grâce du novillo Presumido des frères Gallon à Manduel.

 

Et puis, bien sûr, la longue trajectoire de banderillero. Efficace, précis, discret : tout un torero, en somme.

 

Aujourd’hui donc, Frédéric, c’est la despedida.

 

Mais laisse-moi te dire un truc, torero : Esto no es un « adiós », sino un « gracias ».

 

Y un ¡ olé !

 

Un peu plus tard, Frédéric obtenait les deux oreilles de son adversaire de Gallon… Un superbe épilogue venant couronner une journée mémorable partagée non seulement avec les siens, mais aussi tous les aficionados présents.

 

Entre nous, pour avoir ouvert la séance par son éloquente intervention, Joël avait bien mérité lui aussi quelque trophée, non ? Sous la forme d’une belle ovation au moment de laisser la place aux toreros. Olé, maestro de las palabras !!!