Le jeune con… (1)

 

Il était né à Montpellier et parlant de lui, son oncle muet de Fournès disait en braille : « Ce jeune, il est vraiment con, mais il parle bien ».

 

En réalité, le jeune con s’exprimait dans un registre plus qu’étroit, une syntaxe moins que parfaite, dans une grammaire qui sollicitait souvent les disjoncteurs de ses circuits neuronaux, mais maniait avec grâce les vides de la conversation courante.

 

Pour faire simple, le jeune con avait pour la maïsse un talent du même ordre que celui qu’avait pour la cuisine «L’Apache» dont l’élégante devise du restau qu’il tenait à Vauvert était : « Chez l’Apache, tout pour la gueule ! »

 

Un aède du vide, un pregonero de l’imbécilité était le jeune con.

 

Le jeune con grandit et fit une petite carrière gardoise par sa belle situation de nommeur officiel des lotos de l’Alliance Anti Corridas comme il se fit une petite réputation à l’occasion des karaokés des peluqueras de St-André-de-Majencoules à un point tel qu’on pensait à lui pour tenir la rubrique taurine de «Radio Ecclesia».

 

Pour entretenir sa verve langagière, le jeune con lisait tous les jours à voix haute les pages du dictionnaire du Scrabble, les règles de grammaire bantoue, les prophéties de «Bichette», les saillies de Masson, les chroniques de Francis Cantier «Paquito», celles de Del Moral, les blagues de Jean-Marie Bigard, l’accord des verbes irréguliers suédois, «Le Réveil du Midi», des recettes de cuisine et des devis de carrosserie automobile.

 

C’est ainsi qu’un début de soirée alors que le jeune con déclamait à la fenêtre de sa chambre la vulgate des endives au jambon, une passante l’entendit et l’écouta. Elle s’appelait Ginette et rentrait à sa maison de la rue Bonfa après son cours de french-manucure qu’elle suivait avec la même assiduité que celle avec laquelle Neymar lit les «Mémoires» de Chateaubriand…

 

Tout de suite, Ginette apprécia cette tessiture de voix qui lui rappelait celle de Pauline chantant «Amapola», cette voix faite pour expliquer à l’imparfait du subjonctif la dialectique de Simon, la grogne des commerçants de la rue de l’Aspic, la scénographie urbaine de «Tango», le caractère parfaitement adapté aux boiteux des pavés du parvis des arènes ou les arcanes de la difficile fusion de la crème fraiche à la chaleur du four à chaleur tournante lors de la confection des endives au jambon.

 

Ginette aima immédiatement le jeune con mais, ne sachant comment se déclarer et, à défaut de pouvoir prendre le conseil éclairé de sa copine Arlette qui s’était désistée au motif qu’elle avait cours de toreo de salon, Ginette prit le bus de la ligne b21/Pont du Gard et alla à Fournès voir l’oncle pour entendre son conseil.

 

Flatté de la confiance que lui accordait Ginette, le muet lui offrit un longuet et un verre de carthagène, lui montra son canif de poche, souvenir offert par un copain milicien pour ses hauts faits dans l’interrogatoire des résistants du maquis de la Soureilhade, le callejon permanent dont l’avait gratifié Pierre Pouly en 1959 et se contenta de lui répéter en braille : « Ce jeune, il est vraiment con, mais il parle bien ».

 

Cela confirma Ginette dans son sentiment, mais ne lui permit pas de l’exprimer.

 

Un peu dépitée et ne sachant trop que faire, elle alla voir sa cousine qui s’appelait Le Bourdiec, Encarnación de son prénom. Parente éloignée par la rama Tabarly/Alan Stivell de «La Princesa de Paris», Encarnación exploitait à Sommières un food-truck spécialisé dans la morue pil-pil et le rabo de toro dans la cour du mazet que lui louait Sandrine Bonnaire qui, elle-même, en 1986, un soir d’hallucination en voyant passer la comète de Halley illuminant une faena télévisée de Paco Senda, l’avait acheté à un pébron du cru avec une partie du cachet de « Sans toit ni loi ».

 

Ginette expliqua tout à Encarnación : La grammaire, la syntaxe, les endives au jambon, Radio Ecclesia, les pavés des arènes, la dialectique de Simon, l’oncle muet et l’amour qu’elle portait au jeune con qui parlait à la fenêtre.

 

« Flippe pas grave Ginette » lui répondit la parente éloignée de «La Princesa », « Je vais t’arranger le coup ; c’est simple, invite le jeune con aux arènes, fends toi de deux entradas et je m’occupe du reste ; t’inquiète, ça va passer crème ».

 

A suivre…

 

Patrice Quiot