Paysages : L’Espagne de Julien Gracq…
Julien Gracq visite l’Espagne à partir de 1960.
Il est sensible à ses paysages :
« Espagne : dans les terrains vagues des villes, et jusqu’au milieu de Tolède, ou de Burgos, au pied des remparts d’Ávila, sur les aires à blé des villages de Castille, sur les collines rouges de l’Aragon – non pas la roche, mais partout la terre, pelée, écorchée, poussiéreuse, émiettée par le pied de l’âne ou du mulet, la terre nue comme une peau galeuse, comme si on venait d’en détacher une croûte, en grattant. La terre battue partout – à Aranjuez, à Tolède – autour des vieilles murailles de brique des arènes, couleur de sang séché – percées de rares ouvertures, avec sur elles je ne sais quoi de ruineux, de malfamé, de sordide et de sinistre, […]. »[Lettrines, II, 204]
« Ce qui m’a touché : les charmantes petites places de Tordesillas, d’Alcañiz. À Tordesillas encore, l’épinette de Jeanne la Folle, comme un jouet d’un sou. À l’hôpital Santa Cruz de Tolède, la bannière de Don Juan à Lépante – grand souvenir, et plus belle que tout ce que j’imaginais pour la salle des cartes à l’Amirauté. Les routes de Castille, où on roule partout à même la face de la terre. Et à Aranjuez, à Salamanque, à La Granja, tous ces Versailles transplantés, mariés pour nous de naissance aux frondaisons de l’Ile-de-France, et soudain ici exotiques comme des palais nègres, au milieu de la verdure grillée, rayés de la cruelle balafre de la bannière sang et or. » [Lettrines, 228]
« Affreux Escurial – ni grandiose, ni sinistre comme je l’imaginais, mais plutôt une caserne de sapeurs-pompiers plus vaste que d’habitude : les brandes tout autour cuisent et grésillent si fort sous le soleil qu’à chaque instant on s’attend à en voir sortir les voitures rouges ». [Lettrines 2, II, 261].
« Villages kabyles de la Castille, tout blonds sous la balle poudroyante du blé battu, comme j’ai vu les toits de Saint-Guénolé sous l’écume. […] / Fleurs sans suavité, ni tendresse, mais charnelles, sexuées, comme la langue qui sort du mufle noir du taureau, vers la fin. / Ici, on entend le tintement de l’eau.».
« Les paysages de la côte cantabrique, traversés pendant deux journées souvent ruisselantes, m’ont laissé le sentiment d’une contrée singulièrement composite. Je m’attendais à la Bretagne, aux landes d’ajoncs et aux chaos granitiques qu’on traverse avant La Corogne. Je m’attendais à l’Irlande, si présente le long du rio de l’Eo quand il débouche dans la mer avec son arrière-plan désert de montagnes bleutées, ses gazons suintants, sa lumière noyée d’averses. Beaucoup moins aux orangers qui çà et là mouillent à la brume leurs pommes d’or pâlottes au creux des vergers trempés.» [Lettrines 2, II, 384]
« J’ai aimé rouler paresseusement, en Espagne, sur les routes secondaires qui tournent entre les friches recuites de l’été, épineuses et odorantes, pendant des lieues et des lieues sans rencontrer un village. La longue route, tortueuse, par exemple, où je roulais toute une matinée entre Teruel et Alcañiz. La route de Burgos à Logroño. Celle qui joint Sigüenza à Soria. Le circuit zigzagant que je fis à l’ouest de Tortosa, dans les petites montagnes où s’encaisse l’Ebre en amont de son delta. Au bout de ces routes torrides et grésillantes, on trouvait la placette si fraîche d’Alcañiz, pareille à un puits d’ombre, où la terrasse sous les arcades de Logroño, et le vin de Rioja, comme une escale après des heures de haute mer. Sur toutes les pentes des sierras basses s’accrochait une végétation griffue, un maquis buissonneux, à demi calciné, d’une texture frisée et crépue, mais sans les odeurs entêtantes qui montent de la macchia corse. Plus proche par la hauteur de la garrouille du Quercy que de la lande. Roussie comme par un jet de flammes, avec quelque chose, sous le sous le soleil, de la tristesse de nos taillis de chênes en hiver, garnis de leurs feuilles sèches pendantes». [Carnets du grand chemin, II, 945]
« Pour le souvenir qui reconstruit et simplifie, il n’y a, en dehors de ces boyaux épineux de la sierra, qu’un seul autre type de route en Espagne : les grands chemins des hauts plateaux, panoramiques de bout en bout et lunaires, […]. La route de Valladolid à Salamanque, sa meseta poussiéreuse aux teintes usées de tapis qui montre la corde, tantôt couleur de lion, tantôt couleur de mouton – celle d’Ávila à Ségovie, où la mitre lourde et haute de la cathédrale, à plus de soixante kilomètres, pointe déjà au-dessus des lointains gris-bleu. Ou encore la longue vallée plate qu’enflammait d’un jaune incandescent le soleil descendant derrière moi sur l’horizon, et qui va s’élargissant entre Calatayud et Teruel. » [Carnets du grand chemin, II, 946-947]
« Le froid des plateaux d’Espagne. […] Une nappe d’air polaire dévalait la déclivité du plateau, sans une rémission, soufflait, dans cette nuit de la fin d’août, un froid de lune morte : plus mordant encore à l’étape entre les murs chaulés et sous les noires solives de chêne – le même froid monastique qui se glisse jusqu’au cœur, et qui imprègne dans la pièce de Montherlant la maison du Maître de Santiago. »
Et partout, les grilles :
« Les grilles d’Espagne : autour des fenêtres, autour des chapelles, autour des couvents, autour des Vierges, autour des tabernacles, autour des femmes. Grilles de cages à grillons, qui bouchent les chatières, et grilles de dix mètres de haut qui tiennent sous clé le Cristo del Gran Poder. Les grilles sur les abat-sons de la cathédrale de Tolède, à soixante mètres au-dessus de la rue : ici on ne plaisante pas avec les tours de Notre-Dame. » [Lettrines, 227-228].
Datos
Julien Gracq (de son vrai nom Louis Poirier).
Saint-Florent-le-Vieil, Maine-et-Loire ; 27/07/1910/ Angers; 22/12/2007.
Son pseudonyme littéraire doit beaucoup à sa fascination pour le héros de “Le Rouge et Le Noir ”de Stendhal et à son admiration pour les Gracques, dans l’histoire romaine. Il décide de prendre un pseudonyme littéraire, afin de séparer nettement son activité de professeur de son activité d’écrivain.
Élève brillant, il est admis à l’École normale supérieure en 1930, il suit en parallèle des cours à l’École libre des sciences politiques d’où il sort diplômé en 1933. En 1934, il est reçu à l’agrégation d’histoire et géographie, et est affecté, d’abord à Nantes, au lycée Clemenceau où il avait été élève, puis à Quimper. En 1946, il est nommé au lycée Claude-Bernard de Paris, où il enseigne l’histoire-géographie jusqu’à sa retraite en 1970.
Tenté par le communisme, il adhérera au PCF (1936) jusqu’au pacte germano-soviétique, mais observera toute sa vie une froide distance à l’égard de tous les embrigadements littéraires ou politiques.
Si « Au château d’Argol » (1938), son premier roman, fortement influencé par le romantisme noir et par le surréalisme, avait attiré l’attention d’André Breton, c’est avec « Le Rivage des Syrtes » (1951), et surtout le spectaculaire refus de son auteur de recevoir le prix Goncourt en 1951, que Julien Gracq s’est fait connaître du public.
Patrice Quiot