Aficionado façon Roger Wild…

 

 « …. A-t-on assez remarqué que chez le bon aficionado, particulièrement chez celui qui se veut torista, il arrive assez fréquemment que la physionomie tend vers le type bovin. Singulièrement, vers la quarantaine, le regard du torista aspiré tout entier par la rumination intérieure, se vide, semble-t-il, de son pouvoir d’investigation. L’œil se déplace et tend vers l’oblique, par rapport aux mâchoires lesquelles s’efforcent vers les narines qui elles-mêmes gonflent, mollissent, prennent un air de naseaux. A partir de ce moment, l’aficionado perd progressivement sa loquacité ; son langage se simplifie à l’extrême. On dirait qu’il épargne sa voix et ne s’autorise à en recouvrer le plein usage que dans les brames qu’il aime à diriger particulièrement contre les infortunés chevaliers du castoreño. Hors ces moments d’orage, un angélisme paisible paraît dans ses traits, une candeur émerveillée coule sous le clignotement de ses longs cils cependant que du fond des âges l’instinct grégaire remonte en lui avec une vigueur singulière et s’installe dans les fibres demeurées libres. L’aficionado est arrivé au point où la noblesse chez lui l’emporte sur tous les éléments de défense individuelle. Il est mûr pour la pelea et boit littéralement le leurre que lui présente de face et à bonne distance son revistero d’élection dont il suit avec une docilité exemplaire les injonctions, les sautes contradictoires, les volte-face, les desplantes et autres extraños. Cette loi de l’espèce s’imposa vigoureusement à moi un jour que j’entendais contester à Montherlant la compétence taurine et l’aficiôn.

 

La preuve, avançais-je, que Montherlant est un parfait aficionado c’est qu’il ressemble, soyons galant, à un minotaure. Dans son candide émerveillement de lui-même, il a toujours l’air de regarder un train et d’être en même temps ce train qu’il regarde passer. Certains passages sentimentaux des Bestiaires peuvent prêter à sourire. C’est l’une des chances singulières de Montherlant qu’il force le sourire, le sourire qui désarme et la mansuétude qui en découle, dans le moment où il se veut le plus irritant. Sur le plan taurin et singulièrement andalou et son livre demeure l’un des sommets parmi nos classiques de l’arène. Il n’y a rien de désobligeant pour un aficionado accompli à s’entendre qualifier de bovin, à être promu à la dignité supérieure de bovin. Cette élévation flatteuse consacre implicitement son acheminement vers la déité, reconnaît la part de tauresque, de divin qui compose son destin et sa vocation de sacrifiable. Elle le voue aux immolations liturgiques, aux tauroboles célébrés par ce suppôt de Mithra qu’est pour nous le revistero. Si le type bovin apparaît par excellence, le signe de l’aficionado prédestiné, il en existe d’autres, par exemple le type « vividor » de la fiesta et de ses alentours, qui est naturellement porté à voir dans la corne taurine une corne d’abondance.

 

Parmi les revisteros, un seul était bovin : Aguilita. Nous eûmes alors le revistero d’exception unissant compétence, aflciôn, désintéressement et modestie. Avions-nous trop demandé à la tauromachie, qui n’est peut-être que le plus exaltant des spectacles ? Nous avons exigé d’elle qu’elle nous soit à volonté une terre d’évasion, un quartier réservé à la rêverie, loin de la cohue quotidienne. Nous lui avons demandé plus que ses professionnels toreros ou « vividores », qui eux ne lui demandent le plus souvent qu’à manger. Notre faim tauromachique embrassait tout : mystique, éthique, esthétique ; nous lui demandions encore de féconder notre inspiration et de nous ravitailler de thèmes. Parce que nous étions plus exigeants, nous fûmes plus vulnérables et, plus que d’autres sans doute, nous ressentîmes en nos tréfonds le contrecoup des singulières rumeurs qui allaient s’amplifiant et dont la confirmation allait, de bien haut, nous précipiter bien bas. Ce que nous apprenions, jour après jour, des criminelles pratiques, que le terme afeitado résume, sonnait comme un tocsin. Ces révélations, de plus en plus graves, mettaient à nu une escroquerie gigantesque. Le toro perdait chaque jour un peu plus de sa dignité d’adversaire pour se muer en partenaire tragiquement fantomatique, humilié, profané dans la partie la plus sacrée de son animalité glorieuse. Nos idoles s’effondraient.

 

Pratiquant le jeu des analogies entre les arts plastiques et le toreo, n’avions-nous pas écrit et proclamé que Manolete avait été le Zurbarán de la tauromachie ? N’en aurait-il été que le Bernard Buffet, suscité, érigé comme ce dernier par la conjugaison déchaînée de ces deux forces modernes, la mise en scène et la publicité ?

 

Camara étant à l’un ce qu’un marchand débrouillard est à l’autre.»

 

Roger Wild.

 

«Rapsodie taurine».

 

Avril 1958.

 

 

Datos 

 

Roger Wild, né à Lausanne en 1894 et mort en 1987, est un affichiste, peintre, illustrateur et dessinateur suisse.

 

Espagnol par sa mère, il s’est passionné pour les forains, le cirque et l’Espagne.

 

On lui doit aussi de nombreux portraits d’artistes et d’écrivains.

 

Il était ami de Modigliani et de Max Jacob.

 

Patrice Quiot