Maya Saura : D’étranges toreros…

 

1997.

 

19 rue Baudin.

 

Montpellier/Hérault.

 

La voisine du rez-de-chaussée était suisse, elle aimait les choses de toros et les peignait à sa façon.

 

Elle était fascinée par les toreros.

 

Nous en prîmes acte.

 

Maya Saura ne peint pas des toreros. Elle les représente, elle les transforme, elle les transfigure. Qu’ils soient seuls, par deux ou quatre, vêtus de bizarres habits de lumières, ils seront tous chauves, vieux et gras.

 

Debout ou assis, ils observent le monde des choses en jouant avec elles. Dans chaque toile, le geste précis, délicat, retenu, souligne la minutie d’un rapport personnel avec des objets dérisoires et dit l’étrangeté d’un rapport au monde. Dans ces jeux, les relations s’organisent en va et vient : entre les personnages et nous, se dessine une mise en scène de la complicité.

 

Statiques, figés, inquiétants, nos vieux toreros grimacent ou ricanent. Installés confortablement dans la certitude plate que donne la minutie d’une peinture à l’huile, ils nous invitent à les rejoindre pour comprendre leur allure étriquée, leurs bras un peu courts, leurs visages lunaires.

 

Ils viennent de Hollande où ils ont croisé Rembrandt ; ils ont suivi Pizzare et massacré les Incas, ils ont fui Genève après y avoir lu les livres interdits, rencontré les alchimistes juifs dans les bouges de Salamanque et aidé Rondelet à disséquer les cadavres volés sur les gibets de Montfaucon.

 

Ils se sont prêtés avec délectation à la première transfusion sanguine que le pape avait secrètement organisée dans les basses fosses du Vatican et leurs corps mutilés en portent les stigmates ; à cheval avec les Maures, ils avaient tué des toros et leurs éventails chassent leurs souvenirs.

 

Chaque jour, ils revêtent leurs plus beaux atours qu’ils entretiennent avec la minutie des gens sans histoire ; ils n’en ont pas d’autres et s’attachent à garder à leurs vêtures le lustre des vies antérieures qui les ont menés pas plus loin que l’endroit où ils sont.

 

Ils ne peuvent plus marcher ; leurs jambes raides, leurs pieds de femme et leur dos brisés par les brodequins des geôles de Tamerlan leur interdisent de s’approcher des monstres venus du pays du Grand Fleuve.

 

Ils ont presque tout vu, mais ne savent rien.

 

Mais ils parlent.

 

De leurs bouches édentées qui baisaient jadis les noires Nubiennes, sortent des paroles au goût de miel, des sourates dont les trilles font honte aux rossignols de l’Alhambra et sortent aussi des chants mystérieux venus du Rajasthan.

 

Comme les poètes ou les magiciens, ils vivent dans les étoiles, haïssent le médiocre et la Terre ne suffit plus à leur imagination folle.

 

S’il est clair que dans son approche Maya Saura ne veut nullement raconter des histoires de toreros, il est évident qu’elle a cependant perçu les valeurs essentielles qui fondent le métier qui est le leur : la langueur abandonnée du corps que doit cependant maitriser la vigilance d’un esprit serein, l’importance d’une occupation juste de l’espace, la part laissée à l’imaginaire.

 

Ce changement de code de présentation qui fait sortir des sentiers battus les images traditionnelles du torero et qui peut surprendre l’aficionado, n’est pas innocent.

 

Car le regard esthétique de Maya Saura résonne aussi socialement.

 

En effet, traditionnellement associée à une image de jeunesse et de séduction, souvent lointaine, presque mythique, la représentation picturale du torero hors de l’arène s’inscrit d’ordinaire dans la typologie un peu simpliste de défilé de mode. Dans cette symbolique sans ancrage dans le quotidien, le torero comme le top-modèle est un pur objet de contemplation qui défile muet et sans relief sur des estrades lumineuses devant un parterre béat.

 

Ces personnages-là n’ont souvent rien à dire.

 

Le changement proposé par Maya Saura donne au torero une autre dimension : loin de son contexte traditionnel mais plus près de la complexité de la nature humaine, il en caricature les passions secrètes.

 

Aussi, même si le trait exagère quelquefois des composantes grotesques, il est indéniable que ces chimères théâtralement vêtues de lumières ont un langage.

 

Patrice Quiot