Un recuerdo : Dax 1996… (2)
Vers les cinq heures, j’allais aux arènes. Dans le patio de caballos, je m’asseyais sur le banc à côté de la loge de la gardienne en regardant les géraniums et en fumant d’innombrables cigarettes. Peu à peu, les gens arrivaient, rasés de près, élégants, à l’image de l’endroit. Beaucoup d’hommes, bien sûr, qui se voulaient plein de certitudes et parlaient le langage de la connivence ; quelques femmes aussi qui se taisaient en souriant, connaissant trop bien les terrifiantes histoires de celles qui furent à jamais bannies pour avoir voulu s’inscrire dans un ordre.
Ça ressemblait à un début de film quand tout se met délicatement en place dans une ambiance de presque garden-party et l’anis doux de Chinchón me faisait un peu tourner la tête.
Une barrière métallique commandait l’accès au callejón et la franchir me faisait entrer dans une autre histoire dont je parlerai peu par peur de mal la dire.
Car à Dax, ce no man’s land a la particularité supplémentaire de renforcer une proximité. A Nîmes, à Arles, l’immensité du cirque permet l’échappement ; ici on se situe dans le confinement, la rétraction, l’intériorisation. La vue y est brouillée par l’or des alamares des costumes et le tranchant des estoques, l’odorat par l’odeur métallique du sang, le goût par le sec de la peur, l’ouïe par les souffles terribles, le toucher par la moiteur des paumes.
Souvenirs diffus : La chevalière de Luis Álvarez qui portait autant d’émeraudes que le nombre d’oreilles coupées par Rincón à Las Ventas, un tressaillement du visage de Christian dont le coude frôlait ma poitrine, la sueur forte de Manolo Ortiz, la couleur brune d’un toro de Baltasar, les médailles de Pepe Luis Segura.
Je savais déjà que quoi qu’il arrive, j’en sortirais exsangue.
Le soir venu, au hasard de mes dérives, je passais à la peña « Campo Charro » dont je ne pourrai jamais courir l’encierro, puis « Chez Darcq » où il y a bien longtemps Pierrot Molas me présenta Fernando Jardón qui devint un ami avant que le gin et les toros aient raison de lui ; «Chez Darcq » où le quinze août 1983, un soir d’orage, un coup de téléphone m’annonça le décès de notre père.
Je continuais longtemps à parcourir la ville ; comme elle n’est pas grande, je savais que j’y retrouverais les mêmes. L’ubiquité est aussi une composante du mundillo qui ne s’étonne jamais de saluer à Caracas l’ami laissé la veille à Jerez ! Ce détachement qui dit également une façon de vivre ne s’accommodera jamais des attachés-cases, des costumes trois pièces ou des montres Rolex des fonctionnaires de Bruxelles.
Quelques rencontres fortuites, des embrassades, un dernier verre et la journée était passée. Alors, doucement, dans une promenade solitaire qui me menait du Sablar au centre-ville par la passerelle du Balcon de l’Adour, je rentrais me coucher, mêlant sur la table de nuit la montre et le tube d’aspirine aux innombrables papiers et cartelitos de mano sur lesquels étaient malhabilement inscrits des numéros de téléphone que j’organiserais plus tard.
Et le lendemain, quand le camion des poubelles me réveillait, il faisait beau…
Patrice Quiot