Sabine…

 

« Du sang. . . Je le sais trop. J’en ai l’horreur,

 

Le remords comme vous qui chérissez les bêtes.

 

Mais ce vertige de soleil ! Cette couleur

 

Des Goya qui bougent et chantent ce que jette

 

L’éclat des éventails, des fleurs,

 

Des lèvres et des yeux sur les plazas en fête

 

À Séville, à Madrid, partout où l’on entend

 

Des grelots et des castagnettes. . .

 

Ce décor éclatant

 

Où des mules aux pompons rouges se profilent. . .

 

Ah ! Tout cela, toute la fièvre d’une ville,

 

Parce qu’un beau toréador aux sourcils noirs

 

Va passer comme un roi de légende – pourrais-je,

 

Ayant vu tout cela, dites, ne plus le voir ?

 

Ne plus revoir les gradins qu’on assiège,

 

L’arène fauve où la quadrille décrira

 

Cette courbe qui s’infléchit vers les tribunes,

 

Le geste, en rapide salut, d’une main brune

 

Vers l’œillet qui s’effeuille aux doigts des señoras ;

 

L’or et l’argent brodés ; le chatoiement des soies ;

 

Dans l’air, cette dansante joie

 

Où la clef du toril tombe subitement

 

Comme un défi poignant le cœur sans doute,

 

Faudrait-il échapper à l’ensorcellement

 

Du mot magique : «A los toros», que chaque route,

 

Chaque balcon, demain, se renverra,

 

Bayonne, sous ton ciel aux couleurs espagnoles. . .

 

Mais, oublier ? Voyez flotter les banderoles !

 

Plus haut que les frontons d’Aguilera.

 

Monte cette rumeur, là-bas. . . Pardonnez-moi,

 

Taureaux noirs aux beaux yeux sauvages qui s’affolent,

 

Pauvres doux vieux chevaux ruant d’effroi,

 

Pardonnez-moi. . . Devant l’art souple qui se joue

 

De la mort et la brave – et le cadre où se noue

 

Le drame préparé dans les ganaderías

 

Là-bas, au pied vert des montagnes –

 

Je ne sais plus pourquoi, je ne sais pas

 

Comment l’amour de ces choses me gagne !

 

Pardonnez-moi de ne plus voir que la beauté

 

Du poème barbare, et d’oublier l’épée

 

Sous la cape écarlate. . .

 

Il faudrait moins d’été,

 

Moins de soleil peut-être et de roses coupées,

 

Moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent,

 

Pour dire – le pensant – : Je ne veux plus vous voir.

 

Ô corridas de muerte,

 

Corridas aux couleurs des romantiques soirs

 

Dont la muleta saigne entre des rochers noirs

 

Sur les arènes de la mer luisante et verte. . . »

Sabine Sicaud

 

Biarritz (Veille de course.)

 

« Abeilles et pensées », deuxième année no 2, 1928.

 

Datos

 

Sabine Sicaud, née le 23 février 1913 à Villeneuve-sur-Lot et morte le 12 juillet 1928 dans la même commune, est une poétesse française.

 

Elle est née et morte dans la maison de ses parents, nommée La Solitude.

 

Sabine Sicaud gagne son premier prix littéraire à l’âge de onze ans (en 1924) : elle remporte le second prix au Jasmin d’argent, pour son poème Le petit cèpe.

 

En 1925, elle remporte quatre prix, dont le grand prix des Jeux Floraux de France, pour le poème Matin d’automne, écrit en 1922 à neuf ans …. .

 

En 1926, son premier recueil est publié (Poèmes d’enfants aux Editions Les Cahiers de France), avec une préface signée par Anna de Noailles. La même année, elle collabore à la revue L’Oiseau bleu, revue mensuelle pour enfants, puis l’année suivante à la revue Abeilles et pensées.

 

Durant l’été 1927, elle se blesse au pied. La blessure dégénère en ostéomyélite, sans que l’on identifie précisément le traumatisme responsable.

 

Elle refuse de quitter La Solitude pour se faire soigner à Bordeaux. La maladie gagne tout le corps. Après un an de souffrances et de fièvres, elle meurt le 12 juillet 1928.

 

Cette année-là sont publiés :

 

Blaise Cendrars (suisse, 1887-1961), Le Plan de l’aiguille.

 

Jean Giono (1895-1970), Colline.

 

Joseph Kessel (1898-1979), Belle de jour.

 

André Malraux (1901-1976), Les Conquérants.

 

André Maurois, Le Pays des trente-six mille volontés, Les éditions des Portiques, Paris.

 

Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), Courrier sud.

 

Et Manuel Jiménez Moreno « Chicuelo » termine la temporada leader de l’escalafón avec 81 corridas de toros…

 

Patrice Quiot