Le taureau blanc de François-Marie Arouet… (1)
« La jeune princesse Amaside, fille d’Amasis, roi de Tanis en Égypte, se promenait sur le chemin de Péluse avec les dames de sa suite. Elle était plongée dans une tristesse profonde ; les larmes coulaient de ses beaux yeux. On sait quel était le sujet de sa douleur, et combien elle craignait de déplaire au roi son père par sa douleur même. Le vieillard Mambrès, ancien mage et eunuque des pharaons, était auprès d’elle, et ne la quittait presque jamais. Il la vit naître, il l’éleva, il lui enseigna tout ce qu’il est permis à une belle princesse de savoir des sciences de l’Égypte. L’esprit d’Amaside égalait sa beauté ; elle était aussi sensible, aussi tendre que charmante, et c’était cette sensibilité qui lui coûtait tant de pleurs. La princesse était âgée de vingt-quatre ans ; le mage Mambrès en avait environ treize cents. C’était lui, comme on sait, qui avait eu avec le grand Moïse cette dispute fameuse dans laquelle la victoire fut longtemps balancée entre ces deux profonds philosophes. Si Mambrès succomba, ce ne fut que par la protection visible des puissances célestes, qui favorisèrent son rival : il fallut des dieux pour vaincre Mambrès. Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille, et il s’acquittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire…
Comme Amaside avançait en silence vers les bords du Nil, elle aperçut de loin, sous un bocage baigné par le fleuve, une vieille femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait auprès d’elle une ânesse, un chien, un bouc. Vis-à-vis d’elle était un serpent qui n’était pas comme les serpents ordinaires, car ses yeux étaient aussi tendres qu’animés ; sa physionomie était noble et intéressante ; sa peau brillait des couleurs les plus vives et les plus douces. Un énorme poisson, à moitié plongé dans le fleuve, n’était pas la moins étonnante personne de la compagnie. Il y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes ces créatures semblaient avoir ensemble une conversation animée. « Hélas ! dit la princesse tout bas, ces gens-là parlent sans doute de leurs amours, et il ne m’est pas permis de prononcer le nom de ce que j’aime ! » La vieille tenait à la main une chaîne légère d’acier, longue de cent brasses, à laquelle était attaché un taureau qui paissait dans la prairie. Ce taureau était blanc, fait au tour, potelé, léger même, ce qui est bien rare. Ses cornes étaient d’ivoire. C’était ce qu’on vit jamais de plus beau dans son espèce. Celui de Pasiphaé, celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n’approchaient pas de ce superbe animal. La charmante génisse en laquelle Isis fut changée aurait à peine été digne de lui. Dès qu’il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapidité d’un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les fleuves de l’antique Saana pour s’approcher de la brillante cavale qui règne dans son cœur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille faisait ses efforts pour le retenir ; le serpent semblait l’épouvanter par ses sifflements ; le chien le suivait et lui mordait ses belles jambes ; l’ânesse traversait son chemin et lui détachait des ruades pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le Nil, et, s’élançant hors de l’eau, menaçait de le dévorer ; le bouc restait immobile et saisi de crainte ; le corbeau voltigeait autour de la tête du taureau, comme s’il eût voulu s’efforcer de lui crever les yeux. La colombe seule l’accompagnait par curiosité, et lui applaudissait par un doux murmure. Un spectacle si extraordinaire rejeta Mambrès dans ses sérieuses pensées. Cependant le taureau blanc, tirant après lui sa chaîne et la vieille, était déjà parvenu auprès de la princesse, qui était saisie d’étonnement et de peur. Il se jette à ses pieds, il les baise, il verse des larmes, il la regarde avec des yeux où régnait un mélange inouï de douleur et de joie. Il n’osait mugir de peur d’effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible usage de la voix accordé par le ciel à quelques animaux lui était interdit, mais toutes ses actions étaient éloquentes. Il plut beaucoup à la princesse. Elle sentit qu’un léger amusement pouvait suspendre pour quelques moments les chagrins les plus douloureux. « Voilà, disait-elle, un animal bien aimable ; je voudrais l’avoir dans mon écurie. » À ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre. « Il m’entend ! s’écria la princesse ; il me témoigne qu’il veut m’appartenir. Ah ! divin mage ! divin eunuque ! Donnez-moi cette consolation, achetez ce beau chérubin ; faites le prix avec la vieille, à laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit à moi ; ne me refusez pas cette consolation innocente. » Toutes les dames du palais joignirent leurs instances aux prières de la princesse. Mambrès se laissa toucher, et alla parler à la vieille. »
A suivre…
(Traduit du syriaque par M. Mamaki, interprète du roi d’Angleterre pour les langues orientales.)
Voltaire.
Le taureau blanc et autres contes (Chapitre premier) (1774).
Datos
François Marie Arouet, dit Voltaire (Paris, 21/11/1694/ Paris, 30/05/1778) est un écrivain et philosophe français.
Jeune homme turbulent, frondeur, libertin, poète mondain, écrivain « embastillé », exilé, courtisan brillant et susceptible, “seigneur” et “patriarche” de Ferney sur ses vieux jours avant de revenir à Paris pour y mourir auréolé d’une gloire nationale, Voltaire a tout vu, tout vécu en cet âge d’or de l’esprit que nul, mieux que lui, ne peut prétendre représenter.
Il est admis à l’Académie française en 1746.
La fécondité et la variété de sa production littéraire sont à la mesure de la plénitude de son existence : poète (“Le Mondain”, 1736), dramaturge (« Zaïre », 1732), historien (« Le Siècle de Louis XIV », 1751), il fut aussi un pamphlétaire redouté (“Le Pauvre Diable”, 1758) et un avocat pathétique (« Traité sur la Tolérance », 1763). Mais la postérité a surtout retenu de lui ses réflexions philosophiques (“Lettres philosophiques”, 1734 ; “Le Dictionnaire philosophique”, 1764) et ses contes (“Zadig”, 1747 ; « Micromégas », 1752 ; “Candide”, 1759 ; « L’Ingénu »,1767).
Le 10 juillet 1791, treize ans après sa mort et deux ans après la Révolution française, la dépouille de Voltaire est transférée au Panthéon, église qui avait été récemment dédiée en hommage perpétuel aux grands hommes de la patrie.
Patrice Quiot