Ambiance Málaga 1840…

 

« La course était indiquée pour cinq heures, mais l’on nous conseilla de nous rendre au cirque vers une heure, parce que les couloirs ne tarderaient pas à s’encombrer de monde, et que nous ne pourrions pas parvenir à nos stalles, bien que marquées et réservées. Nous déjeunâmes donc à la hâte, et nous nous dirigeâmes vers la place des Taureaux, précédés de notre guide Antonio, garçon efflanqué et serré à outrance par une large ceinture rouge qui faisait ressortir encore sa maigreur, dont il attribuait plaisamment la cause à des chagrins d’amour Les rues regorgeaient d’une foule qui s’épaississait en approchant du cirque ; les aguadors, les débitants de cebada glacée, les marchands d’éventails et de parasols en papier, les vendeurs de cigares, les conducteurs de calesines, faisaient un vacarme effroyable ; une rumeur confuse planait sur la ville comme un brouillard de bruit.                 

 

Après d’assez longs détours dans les rues étroites et compliquées de Málaga, nous arrivâmes enfin à la bienheureuse place, qui n’a rien de remarquable à l’extérieur. Un détachement de soldats avait beaucoup de peine à contenir la foule qui voulait envahir le cirque ; quoiqu’il fût tout au plus une heure, les gradins étaient déjà garnis du haut jusqu’en bas, et ce ne fut qu’avec force coups de coude et force invectives échangées que nous parvînmes à nos stalles. Le cirque de Málaga est d’une grandeur vraiment antique et peut contenir douze ou quinze mille spectateurs dans son vaste entonnoir, dont l’arène forme le fond, et dont l’acrotère s’élève à la hauteur d’une maison de cinq étages. Cela donne une idée de ce que pouvaient être les arènes romaines et de l’attrait de ces jeux terribles où des hommes luttaient corps à corps contre des bêtes féroces sous les yeux d’un peuple entier. On ne saurait imaginer un coup d’œil plus étrange et plus splendide que celui que présentaient ces immenses gradins couverts d’une foule impatiente, et cherchant à tromper les heures de l’attente par toute sorte de bouffonneries et d’andaluzades de l’originalité la plus piquante. Les habits modernes étaient en fort petit nombre, et ceux qui les portaient étaient accueillis avec des rires, des huées et des sifflets ; aussi le spectacle y gagnait-il beaucoup : les couleurs vives des vestes et des ceintures, les draperies écarlates des femmes, les éventails bariolés de vert et de jonquille, ôtaient à la foule cet aspect lugubre et noir qu’elle a toujours chez nous, où les teintes sombres dominent.

 

Les femmes étaient en assez grand nombre, et j’en remarquai beaucoup de jolies. La Malagueña se distingue par la pâleur dorée de son teint uni, où la joue n’est pas plus colorée que le front, l’ovale allongé de son visage, le vif incarnat de sa bouche, la finesse de son nez et l’éclat de ses yeux arabes, qu’on pourrait croire teints de henné, tant les paupières en sont déliées et prolongées vers les tempes. Je ne sais si l’on doit attribuer cet effet aux plis sévères de la draperie rouge qui encadre leurs figures, elles ont un air sérieux et passionné qui sent tout à fait son Orient, et que ne possèdent pas les Madrilènes, les Grenadines et les Sévillanes, plus mignonnes, plus gracieuses, plus coquettes, et toujours un peu préoccupées de l’effet qu’elles produisent. Je vis là d’admirables têtes, des types superbes dont les peintres de l’école espagnole n’ont pas assez profité, et qui offraient à un artiste de talent une série d’études précieuses et entièrement neuves. Dans nos idées, il semble étrange que des femmes puissent assister à un spectacle où la vie de l’homme est en péril à chaque instant, où le sang coule en larges mares, où de malheureux chevaux effondrés se prennent les pieds dans leurs entrailles ; on se les figurerait volontiers comme des mégères au regard hardi, au geste forcené, et l’on se tromperait fort : jamais plus doux visage de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus. Les chances diverses de l’agonie du taureau sont suivies attentivement par de pâles et charmantes créatures dont un poète élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, qu’on voudrait ne les entendre parler que d’amour. De ce qu’elles voient d’un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, l’on aurait tort d’inférer qu’elles sont cruelles et manquent de tendresse d’âme : cela ne les empêche pas d’être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux ; mais l’habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l’adresse déployée par les toreros, qui ne courent pas d’aussi grands risques que l’on pourrait se l’imaginer d’abord.

 

Il n’était encore que deux heures, et le soleil inondait d’un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraîchissaient dans le bain d’ombre projetée par les loges supérieures ! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d’Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d’un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.

 

Les asientos de sombra (places à l’ombre) nous lançaient toutes sortes de sarcasmes ; ils nous envoyaient les marchands d’eau pour nous empêcher de prendre feu ; ils nous priaient d’allumer leurs cigares aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d’huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l’ombre, en tournant avec l’heure, livrait l’un d’eux aux morsures du soleil, c’étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.

 

Grâce à quelques potées d’eau, à plusieurs douzaines d’oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l’incendie, et nous n’étions pas encore cuits tout à fait, ni frappés d’apoplexie, lorsque les musiciens vinrent s’asseoir dans leur tribune, et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer l’arène fourmillant de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiqu’il n’y eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus ; mais la foule en certaines circonstances est d’une élasticité merveilleuse. »

 

Théophile Gauthier.

 

 «Voyage en Espagne » /1845.

 

 

Datos

 

Voyage en Espagne est un livre de voyage de l’écrivain français Théophile Gautier (1811/1872).

 

Le livre, qui raconte le passage de l’auteur par la péninsule ibérique tout au long de 1840, accompagné par le collectionneur d’art Eugène Piot, a d’abord été publié en 1843 sous le titre de Tras los montes. En 1845, il a été republié en tant que Voyage en Espagne, titre par lequel il est aujourd’hui connu. Cette œuvre, exemple de romantisme littéraire et de la vague orientaliste de l’époque, riche en descriptions du paysage espagnol, fait l’éloge du sud, de l’Andalousie, au détriment de la Meseta, désertique et inculte.

 

L’arène à laquelle fait allusion Gautier est celle qui en raison de sa proximité avec le Couvent du Carmen était appelée Plaza de Toros del Carmen ; elle avait été inaugurée en 1791 sur un terrain gagné sur la mer.

 

Les arènes actuelles de La Malagueta ont été construites en 1874 par l’architecte malagueño Joaquín Rucoba,qui s’est inspiré de l’architecture néo-mudéjar.

 

La construction a été réalisée grâce à l’initiative d’un groupe d’entrepreneurs et d’aficionados de Málaga, qui se sont organisés en une société appelée « La Malagueta ». L’objectif de la société était de construire une arène moderne et fonctionnelle pouvant accueillir un grand nombre de spectateurs.

 

La construction a commencé le 16 juin 1874, mais les travaux ont été interrompus du 23 décembre 1874 au 10 octobre 1875. Finalement, elle a été inaugurée le 11 juin 1876 avec une corrida de Murube lidiée par Rafael Molina « Lagartijo » , Antonio Carmona y Luque «El Gordito» et Manuel Domínguez «Desperdicios » .

 

En 1939, durant les derniers mois de la Guerre Civile , la saturation du camp de concentration de prisonniers de Málaga , situé dans l’usine et la caserne de La Aurora, poussa les militaires rebelles à utiliser les arènes à cet effet. En 1943, elle abritera des détenus, réfugiés étrangers ayant fui la France.

 

La plaza de toros de La Malagueta es escenario de la feria taurina de Málaga, que se celebra durante el mes de agosto, durante la Feria de Agosto de la ciudad, además de otros eventos culturales y deportivos.

 

En Abril alberga la ya tradicional corrida Picasiana que entremezcla arte y espectáculo, y se realiza en homenaje al pintor malagueño, Pablo Ruiz Picasso.

 

Patrice Quiot