Highway et senderos… (1)
Etrange début d’année ; envie de routes de vacances, de soleil et de ciel bleu, d’amandiers en fleur et de grues qui passent. Clignotant aguicheur du printemps qui s’annonce et coup d’œil attentif dans le rétroviseur d’une autoroute de plus de soixante-quinze années si rapidement passées. Autoroute où j’ai longtemps roulé vite, sans prudence et me moquant de l’autorité des gendarmes, avalant des milliers de kilomètres, ignorant souvent sans les regarder des pratiques établies qui ne me paraissaient pas en phase avec ce que j’imaginais.
J’allais comme les toreros, qui, dans la nuit de leur coche de cuadrilla, ne songent pas aux panneaux et aux limitations, occupés qu’ils sont à repenser la corrida du jour et à imaginer celle du lendemain, composant dans leur sommeil ébloui de phares la faena qui changera leur vie. J’allais comme un enfant rempli de caprices, d’oppositions et de révolte ; j’allais comme ces clochards rencontrés dans les rues de White Chapel ; j’allais comme Saïd Kazak «El Palestino», qui s’imaginait dans ses folies de cape rose avoir un jour l’honneur de toréer devant Arafat un dimanche de San Isidro ; j’allais comme ces mendiants infirmes rescapés républicains de la bataille de Brunete qui, sur la plaza Santa Ana de Madrid, narguaient de l’arrogance de leurs moignons la Guardia Civil de Franco. J’allais avec beaucoup de détermination et des milliards de desseins.
Je croyais que les anges me souriaient au fronton des églises et que Blaise Pascal était mon voisin de tendido ; je croyais que Chateaubriand relisait mes pauvres lignes, je croyais que j’étais un soldat de l’an II et que je partageais mes copitas avec Blaise Cendrars, manchot en képi blanc ; je croyais que Joselito m’ouvrirait sa cape et la NRF ses portes. Je croyais que la rédaction d’un texte ou d’une reseña devait rouler comme un grand fleuve traversé par les conquérants, les amoureux ou les marchands d’épices, mais je savais pareillement que mes phrases n’étaient que les pales copies des couleurs du Titien comme je savais que je ne pourrai jamais courir un encierro et me mettre devant un toro.
Aujourd’hui, arrêté sur le parking de cette autoroute, je considère avec sérénité mes projets, mes échecs, mes espoirs, mes ambitions, quelques batailles gagnées et beaucoup d’autres perdues.
J’ai aimé à la folie toutes ces années. J’ai aimé le Montpellier de Georges Frèche où j’ai vécu, j’ai aimé le Nîmes de Tailhades, de Jourdan, de Bousquet, de Clary, de Fournier, ses jours de grand soleil, de vent et ses nuits de Féria ; j’ai aimé l’espérance des mois d’avril, j’ai aimé le bruit sur l’eau des pierres du Gardon, j’ai aimé l’île de Wight de Dylan et de Jimmy Hendrix, j’ai aimé l’Andalousie des coquelicots, celle des ventas au bord des routes ; j’ai aimé l’Atlantique et la Méditerranée, l’Old Trafford de Manchester et le stade Jean Bouin.
J’ai aimé les corneilles volant au-dessus du camp de Sissone, les vagues et les rochers de l’île de Sein, les cailloux du Larzac ; j’ai aimé Paris et Londres, les arènes de Dax, celles de Mont de Marsan, Bayonne, la Moselle de la haveuse et du schnabo comme le Nord des corons, celui de Bollaert et du genièvre ; j’ai aimé la Castellana de Madrid autant que les chênes verts de Salamanque, j’ai aimé les clochettes des chèvres qui, au pied de l’Aigoual, passaient devant les maisons de Valleraugue comme j’ai aimé la calle Iris, le Malagar de Mauriac, un fronton à Mauléon-Licharre, le Rhône à Arles, un coteau à Mouzens et les travestis de Sanlúcar. J’ai aimé les conneries de comptoir, les embuscades de plaisir partagé et les étoiles des nuits de la Crau.
J’ai aimé les baisers de sable des plages du Grau du Roi, les voyages solitaires et ceux entre amis, j’ai aimé les escapades amoureuses, la Croisette avec ma fille et mon frère en février, Castellón et Valencia en mars, Aignan et Mugron à Pâques, Bougue en mai, Vic-Fezensac à la Pentecôte, St-Sever en juin, St Vincent de Tyrosse en juillet, Dax en août, Saragosse quand il commence à faire froid pour le Pilar d’octobre ; j’ai aimé les bibliothèques pleines de livres, les Who de Roger Daltrey et le vin des vignerons.
J’ai aimé cette longue autoroute dont je prends aujourd’hui la dernière sortie et dont je conserverai le ticket de péage…
A suivre…
Patrice Quiot