Théophile fashionista…

 

« Ce que nous entendons en France par type espagnol n’existe pas en Espagne, ou du moins je ne l’ai pas encore rencontré. On se figure habituellement, lorsqu’on parle señora et mantille, un ovale allongé et pâle, de grands yeux noirs surmontés de sourcils de velours, un nez mince un peu arqué, une bouche rouge de grenade et, sur tout cela, un ton chaud et doré justifiant le vers de la romance : Elle est jaune comme une orange. Ceci est le type arabe ou mauresque, et non le type espagnol. Les Madrilènes sont charmantes dans toute l’acception du mot : sur quatre, il y en a trois de jolies ; mais elles ne répondent en rien à l’idée qu’on s’en fait. Elles sont petites, mignonnes, bien tournées, le pied mince, la taille cambrée, la poitrine d’un contour assez riche ; mais elles ont la peau très blanche, les traits délicats et chiffonnés, la bouche en cœur, et représentent parfaitement certains portraits de la Régence. Beaucoup ont les cheveux châtain clair, et vous ne ferez pas deux tours sur le Prado sans rencontrer sept ou huit blondes de toutes les nuances, depuis le blond cendré jusqu’au roux véhément, au roux barbe de Charles-Quint. C’est une erreur de croire qu’il n’y a pas de blondes en Espagne. Les yeux bleus y abondent, mais ne sont pas aussi estimés que les noirs.

Dans les premiers temps, nous avions quelque peine à nous accoutumer à voir des femmes décolletées comme pour un bal, les bras nus, des souliers de satin aux pieds et des fleurs à la tête, l’éventail à la main, se promener toutes seules dans un endroit public, car ici l’on ne donne pas le bras aux femmes, à moins d’être leur mari ou leur proche parent : on se contente de marcher à côté d’elles, du moins tant qu’il fait jour, car, la nuit tombée, on est moins rigoureux sur cette étiquette, surtout avec les étrangers qui n’en ont pas l’habitude.

On nous avait beaucoup vanté les manolas* de Madrid, la manola est un type disparu comme la grisette de Paris, comme les Transtéverins de Rome ; elle existe bien encore, mais dépouillée de son caractère primitif ; elle n’a plus son costume si hardi et si pittoresque ; l’ignoble indienne a remplacé les jupes de couleurs éclatantes brodées de ramages exorbitants ; l’affreux soulier de peau a chassé le chausson de satin, et, chose horrible à penser, la robe s’est allongée de deux bons doigts. Autrefois, elles variaient l’aspect du Prado par leurs vives allures et leur costume singulier : aujourd’hui, on a peine à les distinguer des petites bourgeoises et des femmes de marchands. J’ai cherché la manola pur sang dans tous les coins de Madrid, à la course de taureaux, au jardin de las Delicias, au Nuevo Recreo, à la fête de saint Antoine, et je n’en ai jamais rencontré de complète. Une fois, en parcourant le quartier du Rastro, le Temple de Madrid, après avoir enjambé une grande quantité de gueux qui dormaient étendus par terre au milieu d’effroyables guenilles, je me trouvai dans une petite ruelle déserte, et là je vis, pour la première et la dernière fois, la manola demandée. C’était une grande fille bien découplée, de vingt-quatre ans environ, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas et les grisettes. Elle avait le teint basané, le regard ferme et triste, la bouche un peu épaisse, et je ne sais quoi d’africain dans la construction du masque. Une énorme tresse de cheveux bleus à force d’être noirs, nattée comme le jonc d’une corbeille, lui faisait le tour de la tête et venait se rattacher à un grand peigne à galerie ; des paquets de grains de corail pendaient à ses oreilles ; son cou fauve était orné d’un collier de même matière ; une mantille de velours noir encadrait sa tête et ses épaules ; sa robe, aussi courte que celle des Suissesses du canton de Berne, était de drap brodé, et laissait voir des jambes fines et nerveuses enfermées dans un bas de soie noire bien tiré ; le soulier était de satin, selon l’ancienne mode ; un éventail rouge tremblait comme un papillon de cinabre dans ses doigts chargés de bagues d’argent. La dernière des manolas tourna le coin de la ruelle, et disparut à mes yeux émerveillés d’avoir vu une fois se promener dans le monde réel et vivant un costume de Duponchel, un déguisement d’Opéra ! Je vis aussi au Prado quelques pasiegas* de Santander avec leur costume national, ces pasiegas sont réputées les meilleures nourrices de l’Espagne, et l’affection qu’elles portent aux enfants est proverbiale, comme en France la probité des Auvergnats ; elles ont une jupe de drap rouge plissée à gros plis, bordée d’un large galon, un corset de velours noir également galonné d’or, et pour coiffure un madras bariolé de couleurs éclatantes, le tout avec accompagnement de bijoux d’argent et autres coquetteries sauvages. Ces femmes sont fort belles, elles ont un caractère de force et de grandeur très-frappant. L’habitude de bercer les enfants sur les bras leur donne une attitude renversée et cambrée qui va bien avec le développement de leur poitrine. Avoir une pasiega en costume est une espèce de luxe comme de faire monter un klephte* derrière sa voiture. »

Théophile Gautier (1811/1872).

Voyage en Espagne (1840).

Chapitre VII.

Datos 

Entre mai et octobre 1840, Théophile Gautier parcourt l’Espagne en compagnie du collectionneur Eugène Piot. Au programme: le Pays basque, Burgos, Valladolid, Madrid, Tolède, puis les grandes villes d’Andalousie avant un retour en France par Gibraltar et Barcelone. Ce voyage donne lieu à des articles de presse bientôt rassemblés dans le recueil “Tras los Montes” (1843).

A cette époque, l’Espagne se relève difficilement de la guerre civile menée par les carlistes contre le gouvernement. Le pays est affaibli économiquement et politiquement ; mais cela ne préoccupe guère le jeune journaliste en quête d’émotions esthétiques et d’aventure. Le clinquant des costumes populaires, le frisson des corridas, les curiosités locales, voilà ce que recherche Gautier en tant qu’écrivain et critique d’art. Débarqué en Espagne avec son bagage de préjugés romantiques, il découvre des contrées surprenantes où le pittoresque côtoie une certaine modernité. Modernité qu’il déplore d’ailleurs, car pour le poète elle est synonyme d’uniformisation du monde. « Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. A quoi bon aller voir loin, à raison de dix lieux à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois. »

*« … Le grand genre parmi les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, est d’aller en calesine à la plaza de toros ; elles mettent leurs matelas en gage pour avoir de l’argent ce jour-là, et, sans être précisément vertueuses le reste de la semaine, elles le sont à coup sûr beaucoup moins le dimanche et le lundi. » ( Théophile Gautier ).

–  El  traje pasiego tradicional se extendió por todo el territorio que comprende los valles Pasiegos en Cantabria, España. El traje utilizado por pasiegos y pasiegas para fiestas y ceremonias a lo largo de todo el siglo XIX se considera el mejor documentado de toda Cantabria. La vestimenta tanto femenina como masculina lleva consigo unos aditamentos inseparables sin los cuales no se concibe que el traje esté completo. Estos complementos son el «palanco» (palancu) para el hombre y el «cuévano niñero» (niñeru) para la mujer.

 *Les klephtes sont à l’origine des bandits des montagnes de Grèce durant la période de la Grèce ottomane (1453/1821).

Patrice Quiot