Cocteau : «Le prince frivole»…

 

« Arles.

Mauvaise corrida dans des nuages de poussière. Les toreros et les bêtes conspués. La direction accorde un septième taureau, mais après le sixième tous les toreros sont partis. Ils recevront des pierres et des tomates. »

(Le Passé défini, juillet 1958.)

 

« Nîmes.

Corrida honteuse (celle des Vendanges). Si la corrida n’est plus une tragédie, elle devient une comédie, une comédie dégoûtante.

On épointe (au carcan) les cornes de l’animal et, malade, il se couche après la première pique. Alors la vulgarité, la lâcheté de la foule se déchaînent. Corrida sans doute économique, après une corrida ruineuse (on paye Luis Miguel six millions).

Dîner au château de Castille avec les Picasso. »

(Le Passé défini, septembre 1958.)

 

 « Nous avons eu aux arènes d’Arles la plus belle corrida qui se puisse voir. Luis Miguel donnait l’alternative au jeune torero parisien*. En réalité, Luis Miguel Dominguín a donné une leçon parfaite de tauromachie. Sans une faute, sans grimaces, sans imprudences inutiles, sans bravades.

C’était un spectacle superbe. […]. En ce qui concerne le jeune Français*, il ne sera jamais un vrai torero. Il manque de grâce et son courage absurde le pousse au désordre. Il est “dangereux” et provoque du malaise. Les bravades à l’espagnole sont fort ridicules après un travail médiocre. Luis Miguel le surveillait de loin et s’apprêtait continuellement à voler à son secours. À vrai dire, au moment de tuer, il a perdu la tête. Mais le public n’ayant aucun sens du style l’a beaucoup applaudi. Le voilà sûr d’être un as. Il se trompe. »

(Le Passé défini, octobre 1958.)

 

« Public ignoble et prétentieux. Il siffle l’élégance parfaite de Luis Miguel. Il est probable que son mépris se voit comme fut visible sous forme de gestes sa pensée d’orgueil après le drame de Manolete à Linares. Ce mépris lui ôte du dramatique. Il ne lutte plus avec une bête. Il donne une leçon de tauromachie. Il professe au lieu de combattre. Mais quelle grâce ! Quelle aisance ! Les autres bafouillent et, ne parvenant pas à fixer le taureau, ils courent après et le tirent par la queue. Nuages de poussière et dégoût. Nous suons nos citronnades. »

(Le Passé défini, juillet 1959.)

« Il serait tout à fait ridicule de considérer l’Espagne comme un lieu poétique et pittoresque. Elle n’est ni l’une ni l’autre. Elle est davantage.

Elle est un poète. Et citerai-je la phrase de Max Jacob qui n’est point simple boutade : “Le voyageur tomba mort, frappé par le pittoresque” ? Livrons les touristes aux coups du pittoresque et vénérons cette Espagne qui, de période en période, met le feu à ce qu’elle adore, ce Phénix qui se brûle lui-même pour vivre. »

(Introduction à La Corrida du premier mai, 1957.)

« La mort demeure, quoi qu’il arrive, l’héroïne de la tragédie dont le matador est le héros et à qui elle délègue un ambassadeur extraordinaire, cet animal sacrifié d’avance, chargé de négocier leurs noces, noces les plus étranges et les plus obscures qui soient. »

« Rien ne m’apparaît alors plus drôle que ces voisins de cirque et la certitude d’être le veau d’or – une mesure idéale – faite à “l’image de Dieu” au point qu’au lieu de dire que telle chose est plus grande qu’eux et telle autre plus petite – diront de la plus petite qu’elle est naine et de la plus grande qu’elle est atteinte de gigantisme »…

« Le “banderillero” c’est de la sorte que me surnomment mes amis d’Espagne. Celui qui plante bien ce qu’il veut dire. De ce surnom, j’avoue être plus fier que de n’importe quel éloge »…

« J’estime que la corrida reste le spectacle populaire le plus noble dans une époque où les manifestations sportives tendent à perdre toute noblesse par suite des exigences publicitaires et des intrigues qui les pervertissent. Le sang et la mort empêchent la corrida de descendre au médiocre »…

« Peut-être les aficionados auront-ils pour moi l’indulgence du philosophe, mathématicien, physicien et paraphysicien de chez nous lorsqu’ils constatent que je me mêle de ce qui ne regardait jadis que les spécialistes. Et ne suis-je pas un spécialiste, que dis-je un virtuose du violon d’Ingres ? »…

« Séville offre deux aspects d’un tel contraste qu’on se demande, quand on pénètre dans les vieux quartiers si en changeant de lieu, on ne change pas de temps, si une sorte de Pompéi n’a pas résisté aux feux de la terre et du ciel, aux laves qui coulent, aux cendres grises qui nous recouvrent. »

(La corrida du 1er mai)

 

*Pierre SCHULL (1936-2008) / Alternative du 12/10/1958 à Arles ; parrain : Luis Miguel Dominguín ; témoin Luis Segura ; toro « Lujoso » du Duc de Veragua.

 

Datos

Jean Cocteau né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte et mort le 11 octobre 1963 dans sa maison de Milly-la-Forêt.

Écrivain, peintre, dessinateur, dramaturge et cinéaste, il est considéré comme un « touche-à-tout » de génie.

 « La Corrida du premier mai » a paru chez Grasset en 1957.

 Ce bref ouvrage dédié “à Luis Miguel Dominguín et à Luis Escobar pour qu’il le lui traduise”, fut inspiré à Jean Cocteau par la découverte de l’Espagne où il se rendit pour la première fois au cours de l’été 1953 et où il devait revenir plusieurs fois jusqu’à sa mort, et particulièrement par un événement survenu le 1er mai 1954 : assistant à une corrida aux arènes de Séville, Cocteau se vit dédier son toro par Dámaso Gómez. De ce moment, la montera du matador sur les genoux, le poète “devint le spectacle auquel il assistait” ; le choc éprouvé alors fut si violent que Cocteau se demande s’il n’est pas à l’origine du premier infarctus du myocarde dont il fut victime un mois plus tard…

Patrice Quiot