Mi faena à l’A30… (1)
C’est un soir de Feria que je me décidai à faire l’ascension du relais météorologique de l’Aigoual.
Le relais de l’Aigoual, l’immense, l’inaccessible, le fabuleux relais déjà repéré et nommé sur les cartulaires de Colomb, sur la mappemonde de Martin Benhaïm, celui cité avec la même peur et le même respect que Curro ou Rafael évoquant les Miura, celui que les alpinistes chevronnés nomment prosaïquement l’A30.
L’A30 fait partie des plus grands sommets du monde.
Comme l’Everest pour l’Asie, l’Aconcagua pour l’Amérique du Sud, le Kilimandjaro pour l’Afrique, le Mc Kinley pour l’Amérique du Nord, le Vinson pour l’Antarctique, l’Elbrouz pour l’Europe, la Pyramide de Carstensz pour l’Océanie et la Montagnette pour les Nîmois, l’A30 est un mythe pour le département du Gard d’une façon générale et pour le canton de Valleraugue d’une façon particulière.
C’est à son sujet qu’Archimède avait posé le théorème ; c’est lui qu’avaient franchi les éléphants d’Annibal ; c’est en parlant de lui que Jules César avait dit : «Veni, vidi et non vinci». Vercingétorix s’y était arrêté pour une pause repas et les Huns d’Attila pour une pause pipi. Plus tard, Henri IV et François Ier y honorèrent leurs maitresses respectives ; Louis XIV voulut le copier lorsqu’il fit construire Versailles, mais cet idiota de Le Nôtre l’en dissuada et Bonaparte y contracta les aigreurs qui, toute sa vie, lui rongèrent l’estomac. Plus près de nous, Karl Marx y trouva la source de la notion d’élévation prolétarienne, Mao s’en inspira pour sa Longue Marche, en 1934, Belmonte eut tort d’y préférer Aigues-Mortes et c’est en pensant qu’il pourrait en triompher qu’en 1949 Luis-Miguel se proclama «número uno».
Selon Arlette Chavanieu : « Son escalade qui confine à la dévotion lui confère un caractère éminemment féminin » ; selon Sylvette Fayet : « Il crée un lien cosmogonique entre Les Plantiers et St André de Valborgne » et pour Marion Mazauric et Serge Velay, il est « une allégorie de l’élévation qui fonde l’écriture ».
Quand on sait que le chroniqueur cycliste du «Midi Libre» nota dans l’édition du 14 octobre 1994 que « son pourcentage de pente aurait effrayé Lapébie », que le Poète voulait installer une station d’essence à son sommet, Jean-Pierre Isaïa un étal de chichis, on ne peut que rester coi, même si, selon Robert Margé : « son escalade est une grosse couillonnade par rapport à celle du Plateau de Valras ».
Fort de ces références, c’est Marcel Proust qui m’en avait suggéré l’idée, «D’autant plus» avait ajouté Marcel «Bigote» «que l’ampoule de gauche est à changer et que l’ayuntamiento de Camprieu n’a pas le temps de le faire ».
Cet argument à la force probante égale à celle des promesses de contrats de Pepe Calabuig fit basculer ma décision. J’irai faire la faena à l’A30.
Malraux, associé à l’affaire, fournirait les cordes «les mêmes que celles qui amarraient les canons de la bataille de Brunete » me fit-il préciser et Rabelais me téléphona en m’assurant qu’il apporterait la gamelle.
Nous partîmes à l’aube du lendemain de la faena à la chaise.
Avec Hemingway, rencontré la veille aux « Trois Maures », nous primes la route de bonne heure coupant à travers les bois de la forêt domaniale. Ernest s’était muni du fusil à lunette au cas où on croiserait du côté de col du Pas, un toro à poil laineux en cavale de la maison centrale du Vigan; moi, je m’étais seulement assuré de la rigidité de ma canne pour achever le travail. Nous traversâmes les champs de rosée foulant de nos pieds les calamines en fleurs et il faisait doux quand le châtelain du Rey envoya ses reitres suisses et les dragons du duc de Noailles à notre rencontre. Ernest en décima quatorze, les dépeça puis se lava les mains dans l’eau glacée du Clarou où pêchaient le spectre de Fred Cazalet et le fantôme de Michel Gilles.
On s’arrêta pour un brin de causette après que les apparitions nous eurent révélé qu’ils appâtaient au vers de Guermantes, qu’ils étaient montés avec un fil d’espoir de 36 et un hameçon d’or de Thélème.
Dans le ciel volaient les corbeaux de La Fontaine, les hirondelles de Salluste et les martinets de la Maestranza ; un rossignol stridulait un chant imbécile, une pie voleuse emportait un maletilla infirme et le relais émettait des signaux noirs dont la fréquence recoupait les trous noirs de l’univers.
Le jour se levait.
J’avais choisi l’A30 plutôt que le K2 ou autre simple vallonnement parce que je voulais voir l’horizon de mes racines en perdant mes vieux yeux dans la brume de sa cime. Du sommet, je reverrai tout : Du Tourmalet de Federico Bahamontès à l’Old Trafford de Bobby Charlton ; du Camas de Paco Camino à l’Ávila de Julio Robles ; de la Croisette d’Ava Gardner à la plage d’Hossegor, où, un soir d’été j’avais croisé une vieille américaine en robe de lamé qui jouait du piano en buvant une «Budweiser» au goulot.
Le visage de ma mère s’inscrirait dans le vol des oiseaux de proie, celui de mon père dans les stalactites de la Grotte des Fées, et celui de ma fille dans l’œil des garennes roux. Au nord, Shakespeare, Yourcenar et Karen Blixen ; à l’est, Tolstoï, Tamerlan et Confucius ; à l’ouest, Steinbeck, Cochise et Little Big Horn ; au sud, Valery, Cervantès, les pêcheurs de Barbate et les coquelicots de Benalup.
Ernest buvait, buvait et buvait ; la gnole rouge des vignerons de 1907 lui plaisait ; « My kingdom for a drink » hurlait-t-il en lissant sa barbe jaune de la fumée du tabac de la Havane et des resplous de gras des pochas du «Burladero» de la Calle Emilio Arrieta à Iruña.
L’escalade commença.
A suivre…
Patrice Quiot