Mi faena à l’A30… (2)
Arrimé de cordes de soie, je m’élevais dans le soleil d’Austerlitz ; un chat noir me regardait commentant ma course avec Rabelais qui m’avait rejoint avec la roulante. Le félin de mala suerte se permettant des remarques de mala leche sur ma technique en la comparant à celle de son cousin qui avait été pensionnaire chez Maurice Herzog, Rabelais lui mit un grand coup de pied dans sa tête pour lui enseigner la politesse, le respect des usos taurinos et le ramener à son statut d’animal.
Le greffier s’en fut en citant Horace : « Le sage ne reconnaît de supérieur que Jupiter » ce qui veut dire « Peu me chaut » quand on est délicat et « Toma por culo » lorsqu’on l’est un peu moins et qu’on a été élevé du côté de la chabola gitana d’«El Salobral».
Dès le premier palier, je sus que ça le ferait.
Les visages de mon père et de ma mère ne me hantaient plus et ma fille me conseillait de redescendre au plus vite pour m’occuper d’asuntos de mon âge. Certes je peinais avec ma jambe de fer, mais, à Nîmes, de la rue du Puits Couchoux, l’ami Peytavin qui suivait en direct ma progression sur Google m’incitait à poursuivre et comme Rafi, Lalo, Solal, Nino, Valentin et Clovis me lançaient des œillades, je continuai.
De mes yeux bridés, je voyais maintenant l’univers. Je grimpais, je grimpais, solitaire comme un prédicateur antique, mais bénissant des multitudes entières.
Que c’était beau : La douceur d’une passe de Morante, la force d’une trinchera du Viti et la rondeur d’un plat de menudo chez Carmelo, là-bas à Chipiona, au coin des avenues de Séville et de Jerez.
Au deuxième palier, l’air vint à me manquer. « Le tabac brun » aurait dit la belle-mère, « les alvéoles pulmonaires » aurait dit le pneumologue, «l’asthme » dirait Proust, « la coke » dirait Malraux, « le vin blanc des encierros de Pamplona» dirait Hemingway.
Je respirai un bon coup et repartis la canne au fusil. Presque au sommet, j’aperçus le spectre de Fred et le fantôme de Michel qui venaient d’attraper un silure et je les vis le gaffer sur la berge. Le poisson avait des dents. Je sais que ce soir dans la douce lumière de là-haut nos deux compères l’accommoderont en persillade accompagnée d’une salade vagabonde.
L’escalade se poursuivait dans la fluorescence du granit aux étoiles. Au pied du monstre, Proust grignotait une madeleine, Malraux se faisait une ligne, Ernest buvait la tequila de l’agave de Zapata, Rabelais cuisinait un ragoût de chat et, assis sur une chaise Louis Philippe, Morante de la Puebla donnait trois passes au garenne roux.
J’arrivai enfin au sommet et changeai l’ampoule.
L’ascension m’avait pris douze secondes et quarante-huit centièmes, record absolu de la chose inscrit au «Guinness Book», consigné dans les archives secrètes du Vatican et enfermé dans le coffre-fort de l’office notarial de Christian Chalvet.
La peña «Chicuelo II» m’attendait au pied de l’édifice en jouant «L’Internationale» ; Jean-Paul Fournier fit un discours qui ne sera pas consigné dans les archives secrètes du Vatican, «Lucette» du square de la Couronne fournit les portions de pizza et la Confrérie des Costières le pinard qui allait bien. Simon m’offrit une entrada aux tribunes spéciales, Rani Assaf une place au futur stade des Antonins, Etiennette Martin un ticket de repas chez «Nicolas», Yvan Lachaud un tour de barque sur le canal de La Fontaine, la boucherie Alazard et Roux un agneau bio dont le lignage remontait à Pepe Hillo, David Tebib un ballon de hand dédicacé par Nikola Karabatic, Vincent Bouget un abonnement à «L’Huma» et un callejón permanent au «Prolé», JOL une palette de couleurs détaillant toutes les nuances de bleu, Daniel Peytavin une carte de réduction SNCF, Bernard Deliane sa naturelle discrétion, Daniel J. Valade s’engagea à me donner l’alternative de l’Académie nîmoise, Nadine St Jean me fit cadeau d’un bouquet de fleurs de son mazet, Rolland Agnel d’une photo collector de la première communion de l’insupportable flagorneur qu’était Filiberto Mira, Gilles Schneider du premier vinyle des «Stones», Rodolfo Arias d‘une partition tâchée de sang de «Viva la Quinta Brigada», Dominique Pourreau d’une photo de Gabrielle en expliquant le pourquoi de la chose aux micros de David Casas et Jérôme Plaidi et Paul Hermé une monstrance contenant trois poils de sa barbe grise.
Eddie fit un dessin de moi avec en arrière-plan Pauline et Masson, Fabrice Gohier prit l’engagement de tuer un Miura, Grenouille celui de me raconter la vie d’Aurelio Calatayud, Alain Layalle celle de leur grand-mère, Vincent Teissier celle d’Henri ; quant à son oncle Jacques, il s’engagea sur la croix à m’absoudre de tous mes péchés.
Le lendemain matin, je rangeais tous ces beaux cadeaux dans la bibliothèque de mon bureau ; j’ouvrirai de temps en temps cette cave aux trésors et quand je sentirai la vie filer entre mes doigts, je disperserai ces souvenirs dans le vent aigre.
Ils s’envoleront très loin au-delà de l’A30, dans le ciel des constellations que voyaient Magellan et Amerigo Vespucci, reflétant dans le cours du Gardon les couleurs nocturnes d’un ciel de rêves aujourd’hui enfermés…
Patrice Quiot