Prémonitoire : Corrida descafeinada in NYC…
« Ceux qui vivent aujourd’hui à New-York ont l’opportunité d’assister à une course de taureaux. Des chulillos vêtus de splendides costumes ornés de dentelles et d’or, lanceront dans le vent les plis gracieux de leurs petites capes rouges. Ils porteront des souliers bas et exhiberont leurs mollets musclés dans des bas de soie. Les sauts et les mugissements des taureaux effrayés pourront éveiller chez les spectateurs émerveillés une alternance de sentiments de joie et de crainte. Les animaux chargeront les astucieux chulillos ou tenteront de fuir. On les rendra fous avec de provocantes capes cramoisies ou des cris torturants. Les matadors pourront faire un brillant et fascinant usage de leurs capes sans danger.
La corrida, cependant, ne pourra être qu’un pâle reflet d’une authentique course de taureaux espagnole, car Mr. Bergh ne souhaite pas que les animaux souffrent. L’étrange plaisir que produit une course de taureaux a son origine dans les souffrances du taureau, dans sa terrible et aveugle furie, dans le danger couru par les hommes et le spectacle de chevaux ensanglantés qui se traînent sur le sable. C’est l’émotion qui naît des agonies, de la mort, de l’odeur du sang et de l’applaudissement fébrile qui salue le taureau qui blesse ou tue ses persécuteurs, et troue avec ses cornes ensanglantées les corps des chevaux morts.
C’est le grand tumulte et cette originalité féroce qui créent ce plaisir sauvage.
Les new-yorkais n’iront pas aux arènes, à moitié fous d’excitation, en mangeant des oranges et en buvant du bon vin à la gourde. Ils n’arriveront pas à l’amphithéâtre en criant et en chantant sur le toit des omnibus. Les riches ne voyageront pas dans une calèche, ce véhicule enchanteur, dont la structure poussiéreuse est tirée par six mules fougueuses, couvertes de rubans et de clochettes tintinnabulantes et est conduite par un andalou aux longs favoris vêtu d’un costume à paillettes, un foulard violet noué sur la tête.
Aujourd’hui, les loges ne seront pas occupées par des dames en mantilles noires, chacune avec une rose rouge dans les cheveux et une rose accrochée sur le côté gauche de la poitrine. Les hommes prêts à mourir ne répondront pas aux cris d’encouragements de ceux qui sont habitués à cette effusion de sang. Les malheureux n’entreront pas dans l’arène, gaiement vêtus, le visage souriant et le cœur défaillant, après avoir prié la Vierge, et ils n’agiteront pas les mains vers leurs épouses aimantes, vers leurs mères tremblantes et leurs pauvres vieux pères.
Le public sans pitié, celui qui pense toujours que le torero ne s’expose pas assez ou que le taureau ne tue pas un nombre satisfaisant de chevaux, ou que l’épée du matador ne s’enfonce pas suffisamment profond dans le cœur de l’animal, sera absent. Nous n’entendrons de la bouche des spectateurs enroués et excités les terribles mots de « froussard !», « fripon ! », « idiot ! » lancés à quelque malheureux picador, peut-être monté sur un cheval à moitié famélique et blessé, affrontant, pique en arrêt, un taureau aux yeux injectés et aux cornes baissées.
Il manquera à cette exhibition les dangers nouveaux et toujours inattendus qui maintiennent les nerfs sous tension.
Le señor Fernández essaiera de nous offrir une course de taureaux, mais il sait que, pour tenir compte des sentiments du public, il doit la dépouiller de ses caractéristiques sauvages et authentiques. »
José MARTÍ
Début de l’article paru dans “The Sun”/ New-York, 31 juillet 1880.
Datos
José Julián Martí Pérez, né le 28 janvier 1853 à La Havane et mort le 19 mai 1895 à la bataille de Dos Rios, est un homme politique, philosophe, penseur, journaliste et poète cubain.
Il est le fondateur du Parti révolutionnaire cubain. Il est considéré à Cuba comme un héros national, le plus grand martyr et l’apôtre de la lutte pour l’indépendance. Le régime communiste mis en place par Fidel Castro se réclame officiellement de sa pensée. Après Rubén Darío, il est un des représentants les plus célèbres du mouvement moderniste.
Il est considéré par les Cubains comme le premier révolutionnaire. Sa statue trône au milieu de la Plaza de la Revolución à La Havane. Dès 1869, après avoir été emprisonné pour ses idées, il fut déporté en Espagne. On peut donc penser qu’il y a assisté à une ou plusieurs corridas. Il vécut ensuite à Paris au Mexique, au Guatemala, à New-York, au Venezuela, défendant ses convictions dans un grand nombre de journaux des pays où il séjournait et en tant que correspondant de périodiques d’autres régions du monde. Il fut le héros de la guerre d’indépendance dont il ne vit pas la fin.
Il en pressentait pourtant l’évolution au point d’écrire que, en quittant le joug de l’Espagne, Cuba risquait de se retrouver sous une tutelle pire encore, celle des U.S.A. ; l’histoire, jusqu’en 1959, lui donnera raison
(Sources : « Corrida si » du 16/03/2020)
Patrice Quiot