Cocteau : Le «Prince Frivole»…
« Il serait tout à fait ridicule de considérer l’Espagne comme un lieu poétique et pittoresque. Elle n’est ni l’une ni l’autre. Elle est davantage. Elle est un poète. Et citerai-je la phrase de Max Jacob qui n’est point simple boutade : “Le voyageur tomba mort, frappé par le pittoresque” ? Livrons les touristes aux coups du pittoresque et vénérons cette Espagne qui, de période en période, met le feu à ce qu’elle adore, ce Phénix qui se brûle lui-même pour vivre. »
(Introduction à La Corrida du premier mai, 1957.)*
« Arles. Mauvaise corrida dans des nuages de poussière. Les toreros et les bêtes conspués. La direction accorde un septième taureau, mais après le sixième tous les toreros sont partis. Ils recevront des pierres et des tomates. »
(Le Passé défini, juillet 1958.)
« Nous avons eu aux arènes d’Arles la plus belle corrida qui se puisse voir. Luis Miguel donnait l’alternative au jeune torero parisien**. En réalité, Luis Miguel Dominguín a donné une leçon parfaite de tauromachie. Sans une faute, sans grimaces, sans imprudences inutiles, sans bravades. C’était un spectacle superbe. […]. En ce qui concerne le jeune Français, il ne sera jamais un vrai torero. Il manque de grâce et son courage absurde le pousse au désordre. Il est “dangereux” et provoque du malaise. Les bravades à l’espagnole sont fort ridicules après un travail médiocre. Luis Miguel le surveillait de loin et s’apprêtait continuellement à voler à son secours. À vrai dire, au moment de tuer, il a perdu la tête. Mais le public n’ayant aucun sens du style l’a beaucoup applaudi. Le voilà sûr d’être un as. Il se trompe. »
(Le Passé défini, octobre 1958.)
« Nîmes. Corrida honteuse (celle des Vendanges). Si la corrida n’est plus une tragédie, elle devient une comédie, une comédie dégoûtante. On épointe (au carcan) les cornes de l’animal et, malade, il se couche après la première pique. Alors la vulgarité, la lâcheté de la foule se déchaînent. Corrida sans doute économique, après une corrida ruineuse (on paye Luis Miguel six millions). Dîner au château de Castille avec les Picasso. »
(Le Passé défini, septembre 1958.)
« Public ignoble et prétentieux. Il siffle l’élégance parfaite de Luis Miguel. Il est probable que son mépris se voit comme fut visible sous forme de gestes sa pensée d’orgueil après le drame de Manolete à Linares. Ce mépris lui ôte du dramatique. Il ne lutte plus avec une bête. Il donne une leçon de tauromachie. Il professe au lieu de combattre. Mais quelle grâce ! Quelle aisance ! Les autres bafouillent et, ne parvenant pas à fixer le taureau, ils courent après et le tirent par la queue. Nuages de poussière et dégoût. Nous suons nos citronnades. »
(Le Passé défini, juillet 1959.)
« La mort demeure, quoi qu’il arrive, l’héroïne de la tragédie dont le matador est le héros est le héros et à qui elle délègue un ambassadeur extraordinaire, cet animal sacrifié, cet animal sacrifié d’avance, chargé de négocier leurs noces, noces les plus étranges et les plus obscures qui soient. »
(La corrida du 1er mai,)
* En 1954, Jean Cocteau séjourne à Séville. Lors d’une corrida, Dámaso Gómez lui dédie son taureau. Ce geste lui inspirera La Corrida du 1er mai (1957).
** Pierre SCHULL Matador de troros français (1936-2008). Alternative le 12/10/1958 à Arles ; parrain : Luis Miguel Dominguín ; témoin Luis Segura ; toro « Lujoso » du Duc de Veragua ; despedida le 23/09/1962 à Arles devant un toro de Palha.
Datos
Jean Cocteau né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte et mort le 11 octobre 1963 dans sa maison de Milly-la-Forêt.
Écrivain, peintre, dessinateur, dramaturge et cinéaste, il est considéré comme un « touche-à-tout » de génie.
Issu d’une famille bourgeoise, il se met à composer des poèmes et à dessiner dès son plus jeune âge. En 1916, il rencontre Picasso et fréquente peintres et écrivains d’avant-garde. Le Potomak (écrit en 1913 et publié en 1919) est considéré comme la première œuvre d’importance de Jean Cocteau. Suit une période littéraire féconde: Les mariés de la tour Eiffel (1923), Antigone, Œdipe roi (publiés en 1928), Plain-chant (1923), Thomas l’imposteur (1923), Poésies 1916-1923 (1924).
La mort de Raymond Radiguet, auquel il était très lié, le fait sombrer dans la dépression et la consommation d’opium. Il entreprend une cure de désintoxication, écrit Orphée (1925), les poèmes d’Opéra suivi de plusieurs autres : Cri écrit, Prière mutilée, L’ange Heurtebise et les Enfants terribles (1929). Il tourne son premier film « Le sang d’un poète » en 1930, puis écrit de nombreuses pièces de théâtre : La machine infernale (1934), Les Chevaliers de la table ronde (1937), Les parents terribles (1938), Les monstres sacrés (1940), La machine à écrire (1941), Renaud et Armide (1943), L’aigle à deux têtes (1946). Il réalise des films, dont les plus célèbres sont La belle et la bête (1946), L’aigle à deux têtes (1948), Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1960).
Il est élu à l’Académie française en 1955.
Aficionado, Cocteau suit très régulièrement des corridas en Espagne ou en France (Nîmes, Arles, Vallauris, Madrid, Séville), souvent en compagnie de Jean-Marie Magnan et Picasso…
Patrice Quiot