La tauromachie est l’art de l’éphémère.
Pour mesurer l’immensité de son sens, il faudrait être à même de saisir tous les éléments qui le composent à l’instant précis où, dans l’arène, ils se donnent à voir, presque au moment où ils naissent.
Cela est impossible.
La passe de cape ou de muleta n’a pas la course suffisante pour laisser le temps d’appréhender la totalité de son contenu : à peine élaborée elle est déjà finie et la suivante, nécessairement différente, en annonce une autre qui ne sera jamais la même.
Succession trop rapide de moments émotionnels trop forts, la faena est d’abord un empilage de chocs affectifs.
Une passe est une écriture de l’instant, une écriture absolue de l’instant.
Ce n’est que peu à peu, par une pratique assidue, que l’œil organisera ces données émotionnelles disparates pour, disons par condensation, transformer de brefs coups de foudre en un long itinéraire de séduction. Cependant et malgré cette construction intellectuelle, chaque passe laissera l’impression de quelque chose qu’on ne pourra plus jamais revoir.
En ce sens, la faena est aussi une succession de frustrations.
Or, si ne pas être à même de s’approprier les différents moments qui la composent est déjà une spoliation, savoir en plus que chacune de ses séquences ne renvoie qu’à un adieu pose des interrogations qui nous mèneraient tout droit chez Amphoux ou chez Pitot si on ne pouvait en parler.
Alors on parle, on parle et on en parle.
Et même lorsque la tauromachie aura complètement disparu de la terre, on continuera à en parler. Parce que la glose tauromachique est indispensable.
D’abord à chacun d’entre nous à qui elle seule, permet de se restructurer par rapport à ce que nous avons perdu dans le ruedo ; elle seule sera à même de rassembler les fils décousus d’une logique prise là-bas en flagrant délit de défaillance comme elle seule sera à même de rafistoler des sentiments contenus et en même temps poussés aux limites de l’extrême.
Aussi, aux simples d’esprit qui l’assimilent aux brèves de comptoir, je dirai « Approchez-vous, simples d’esprit, approchez-vous et écoutez ce qui se dit, approchez-vous et écoutez ce qui se parle.»
Approchez-vous, simples d’esprit, et écoutez combien le développement rigoureux de l’analyse, sa parfaite rhétorique d’organisation, la précision du lexique et la logique de sa parole sont inversement proportionnels au flou inquiétant de ce qui a existé dans cette arène maintenant vide.
Approchez-vous, simples d’esprit, et admirez cet emploi immodéré d’adjectifs sonores et de verbes conjugués qui colorent pour les ressusciter des choses restées insupportablement suspendues.
Regardez, regardez comment la glose transforme deux heures après et seulement en la nommant, une passe qui tout à l’heure avait confondu celui qui maintenant s’anime étrangement à sa seule évocation et en fait une stèle érigée, parangon de toutes ses projections.
Mais, simples d’esprit, vous avez aussi raison car la glose tauromachique est dangereuse.
On croit la bien maitriser, mais rapidement elle vous échappe, devient envahissante, désirante, se met à vous posséder tout entier. On y perd souvent son âme en y trouvant ses mots ; la glose fuse, explose, rebondit sur d’autres discours qu’elle enflamme. Elle dévoile les béances des contradictions, s’infiltre dans les fissures de nos dérèglements, attise la langue, fait briller les yeux et, quand elle ment, c’est par esthétisme.
La glose tauromachique structure pour déstructurer ; au début, dit-on, était le verbe, ce à quoi les amants de la glose répondent que le verbe est la finalité de l’acte taurin, qu’il est sa justification et que c’est ce retournement presque mystique qui a transformé la frustration de tout à l’heure en la douce félicité de maintenant.
La glose tauromachique, c’est aussi cela.
Alors, simples d’esprit, sachez que pour qu’elle meure, il faudra nous rendre muets et, avec la délicatesse qui est la vôtre, je suis certain que vous le feriez en prenant plaisir à nous arracher la langue…
Patrice Quiot