L’appendice d’Ernest… (3)

« P.M. – 28 ans ; Américaine ; éducation : couvent et université ; non musicienne ; sans aptitudes ni jugement musical ; jugement intelligent en peinture et lettres ; monta à cheval et possédait un poney étant enfant. Vit à Madrid sa première course de taureaux, où trois hommes furent gravement blessés. Ne l’aima pas, et partit avant la fin. Vit, pour la deuxième fois, une course assez bonne, et l’aima. Complètement inaffectée par les chevaux. Finit par aimer les courses de taureaux et les goûter plus que tout autre spectacle. Les a suivies assidûment. N’aime pas la boxe, ni le football ; aime les courses de bicyclettes. Aime la chasse et la pêche. N’a pas de goût pour le jeu.

V.R. – 25 ans ; Américaine ; éducation : couvent et université ; bonne écuyère ; aima énormément les courses de taureaux dès le début ; complètement indifférente aux chevaux ; a assisté à des courses chaque fois qu’elle a pu, depuis la première. Aime beaucoup la boxe et les courses de chevaux ; n’aime pas les courses cyclistes ; aime jouer.

A.U. – 32 ans ; Américain ; éducation universitaire ; poète ; grande sensibilité ; athlète complet ; fin jugement esthétique en musique, peinture, lettres ; a fait du cheval dans l’armée ; n’est pas un cavalier. N’a pas de goût pour le jeu. Profondément affecté en voyant les taureaux charger les chevaux à sa première corrida, mais cela ne l’empêcha pas de goûter la course. Suivit avec la plus grande attention le travail du matador, et était prêt à se ranger avec les spectateurs qui le conspuaient. N’a pas eu l’occasion de voir des courses de taureaux depuis.

S.A. – Romancier internationalement célèbre écrivant en yiddish. Eut la chance de voir, pour la première fois, une excellente course de taureaux à Madrid ; déclara qu’il n’y avait pas d’émotion comparable en intensité excepté le premier rapprochement sexuel.

MRS. M.W. – 40 ans ; Américaine ; éducation : collèges privés ; n’est pas sportive ; a fait du cheval ; bon jugement esthétique en musique, peinture, littérature ; généreuse, intelligente, loyale, sympathique ; très bonne mère. Ne regarda pas les chevaux, détourna les yeux ; aima le reste de la course, mais n’aurait pas eu envie d’en voir beaucoup. Aime beaucoup se donner du bon temps et sait très intelligemment trouver en quoi cela consiste.

W.A. – 29 ans ; Américain ; mâle ; journaliste coté ; éducation universitaire ; n’est pas cavalier ; jugement très raffiné en matière de cuisine et de boisson ; a beaucoup lu et a une vaste expérience ; fut déçu à la première course, mais nullement affecté par les chevaux ; de fait, il goûta la partie des picadors, mais avait tendance à être ennuyé par le reste ; finit par s’intéresser vraiment aux courses de taureaux et emmena sa femme en Espagne, mais elle ne les aima pas, et l’année suivante W.A. ne les suivit plus. Eut presque toujours la malchance de voir de mauvaises courses. Fut très amateur de boxe pendant quelque temps, mais ne va plus aux matches. Joue un peu. Aime manger, boire, et la bonne conversation. Extrêmement intelligent.

En notant ces quelques réactions individuelles, j’ai essayé d’être tout à fait exact en ce qui concerne les premières et les dernières impressions de chaque personne devant les courses de taureaux. La seule conclusion que j’en tire est que certaines personnes aiment les courses de taureaux et d’autres non. Je n’ai pu, parce que je ne l’avais jamais vue auparavant, rapporter l’histoire d’une Anglaise, qui paraissait environ trente-cinq ans, que je vis une fois à Saint-Sébastien où elle assistait à une corrida avec son mari, et qui fut tellement bouleversée en voyant les chevaux chargés par les taureaux qu’elle se mit à crier comme si ça avait été ses propres chevaux ou ses propres enfants qui eussent reçu les coups de corne. Elle quitta l’arène en pleurant, mais en insistant pour que son mari restât. Elle n’avait pas voulu faire une démonstration ; mais cela avait été trop horrible à supporter pour elle. Elle semblait être une femme très charmante et très sympathique, et je me sentis chagriné pour elle. Je n’ai pas non plus décrit les réactions d’une jeune Espagnole qui assistait à une corrida à La Corogne avec ou son jeune mari ou son fiancé, qui cria beaucoup et souffrit pendant tout le spectacle, mais resta sur son siège. Ce sont, pour parler en toute vérité, les seules femmes que j’aie vues pleurer dans plus de trois cents courses de taureaux. Il est bien entendu, naturellement, que pendant ces courses je ne pouvais observer que mes voisins immédiats.».

 Source : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com.

 Datos

Mort dans l’après-midi (Death in the Afternoon) est un récit de l’auteur américain Ernest Hemingway publié en 1932. Le thème en est la passion qu’Hemingway éprouva toute sa vie pour l’art tauromachique.

Dans les années 1920, Hemingway est devenu un aficionado de l’art de la tauromachie après avoir assisté aux fêtes de San Fermín de Pampelune qui sert de cadre au roman Le soleil se lève aussi. Dans Mort dans l’après-midi, il discute de la métaphysique de la tauromachie, l’associant à un rituel, presque à l’égal d’une cérémonie religieuse, point de départ pour l’écrivain d’une interrogation sur l’essence de la vie et de la mort.

Patrice Quiot