Rafaé de negro y azabache…
L’histoire de Rafael Soto Moreno aurait pu rester confidentielle. A Jerez, au 2 de la rue Cantarería, dans le quartier gitan de Santiago où il est né le 11 février 1940, son père, Francisco de Paula, était cocher dans la ville avant de s’expatrier vers Cordoue en amenant femme et enfants. Ce n’est que vers ses 14 ans que Rafael revient à Jerez et découvre la tauromachie.
En septembre 1955, avec ses copains, il force les portes des arènes et assiste à la despedida de novillero de Joselito Huerta en compagnie de Jaime Ostos et Gregorio Sánchez. Le spectacle lui plait et il se met à toréer avec un chiffon sur la terrasse familiale en s’inspirant des images du magazine « El Ruedo ». Quelques temps après, il se rend chez Fermín Bohórquez à un tentadero. Ce jour-là, de nombreux taurins sont présents dont celui qui deviendra son futur beau-père et apoderado « Carnicerito de Málaga » et Pepe Belmonte. A cette époque, celui qui ne s’appelle pas encore « Paula » est ouvrier mécanicien dans un garage de la Calle Juan Sánchez et porte le bleu de travail, plein de graisse et de tâches. Il vient de « pegar» quelques passes qui fait dire à l’assistance qu’il s’agit de muletazos d’affiches. Son futur beau-père, persuadé qu’il y a un diamant à polir l’amène à divers tentaderos et notamment à « Gómez Cardeña » afin que Juan Belmonte puisse en juger. Carnicerito le fait débuter, d’abord en privé chez le Marquis de Domecq, puis à Ronda pour sa seule et unique novillada sans picador. C’est encore à Ronda qu’il débute en 1958 en novillada formelle. Lors de tentaderos « Carnicerito de Málaga » lui prête une muleta et cette unique muleta qu’il doit restituer tous les soirs après les entrainements, est une interrogation pour le jeune Jerezano. Pourquoi veut-il que je la rende à chaque fois ? Cette muleta est une pièce de musée, le beau père l’avait chapardée dans la cohue de la corrida du 27 août 1947 à Linares et elle appartenait à Manolete. Quant à Belmonte, il envoie régulièrement une voiture récupérer « Paulita » à Jerez afin qu’il vienne toréer sous ses yeux car son style lui plait. Belmonte dira de lui : « Ils toréent tous bien, mais lui il torée mieux avec cette chose en plus ».
Paula torée presque exclusivement dans le fameux rincón du Sud (Cadix, Sanlúcar, Jerez, le Puerto…) et connait des fortunes diverses jusqu’à sa présentation à Barcelone d’abord où le critique local du « Ruedo » le trouve alluré puis, à Séville, où Don Celes écrit « Paula est un torero de race. Au-delà de la race gitane qui est la sienne, il a ce duende, cette petite chose en plus qui en fait un torero élégant avec un style personnel ». Quelques temps après, lors de sa répétition sévillane, le même critique souligne qu’il est le roi de l’élégance et du desplante. Pour sa présentation à Madrid, les choses se gâtent « Il ne saurait pas épingler un raisin, tellement qu’il tue mal. Un comble pour un Jerezano ! »
L’histoire de ce Rafael de Paula tourne en rond et après une cinquantaine de novilladas, il prend l’alternative à Ronda des mains d’Aparcio, en présence d’Ordóñez. Entre moral en baisse, embrouilles, changement d’apoderados, échecs en piste, le genou qui flageole, le service militaire, le gitan ne se voit pas offrir beaucoup d’opportunités. L’histoire aurait pu en rester là. Rafael tente un coup de poker et s’annonce à Jerez seul face à six Guardiola en juin 1964, il coupe 8 oreilles. C’est le triomphe ! Ce triomphe lui ouvre les plaza de son « rincón ». Il répétera un solo au Puerto moins triomphal que celui de Jerez, mais en laissant son empreinte.
Durant l’hiver, il part en Amérique en compagnie de Curro Romero. Le toro local ne lui plait guère. Pour une histoire de sorteo, il s’embrouille avec Ordóñez qui lui fera payer la saison suivante en l’enlevant des cartels.
Il confirme son alternative en mai 74 au cours de laquelle une seule et unique demi-verónica soulève l’arène. Il faut au public madrilène, appâté par cette demi-verónica, attendre la fameuse et historique corrida de Vista Alegre le 5 octobre 1974 pour qu’enfin le miracle se produise. « Ce fut comme si, le musée d’El Prado ayant ouvert ses portes, tout le contenu artistique s’en était évadé pour habiter le ruedo de Vista Alegre… Ce n’étaient pas des passes qui font hurler, mais de merveilleuses œuvres d’art d’une intensité émotionnelle que chacun était profondément troublé. De mémoire d’aficionado, il y a longtemps qu’un tel chef d’œuvre ne s’était pas matérialisé » pouvons-nous lire dans « Toros » sous la plume de D.A Vargas.
« J’ai vu celui qui est, à mon goût, l’extraordinaire torero « gitanissime », Rafael de Paula, qui a fait et dit « le toreo » d’une manière admirable, avec une finesse, une profondeur de style incomparable ». « Paula a demandé à ce que la musique ne joue pas pendant qu’il torée. Je me souviens de l’avoir vu toréer si bien que ses faenas de muleta restent vives dans ma mémoire encore aujourd’hui ». José Bergamín dans la fameuse « música callada del toreo ».
Cette corrida passera à la postérité pour l’éternité.
Rafael devient une icône, une légende vivante, un mythe. Il accumule plus de désastres que de triomphes, ce n’est pas grave, il a inscrit son nom au firmament du toreo ce 5 octobre 1974. Il s’enferme à 7 reprises comme único espada et indultera même un Guardiola de 5 piques à Jerez. Sa complicité avec Curro Romero en feront un duo aussi incombustible que désolant… ou génial.
Essayant de justifier son style, il déclare : « Plus que le duende, il faut que le toreo ait le « sople », un petit air d’une énigmatique essence distillée dans le toreo. Le « sople » est la manière innée d’embarquer le toro avec naturel et esthétisme. Le duende est un état de grâce, une rencontre. Par exemple, à chaque verónica, on doit y laisser l’âme. La dessiner avec l’âme, avec tout le sentiment et qu’on puisse avoir le temps de rêver en faisant passer le toro. Peu importe ce que veut le public. Le public est brutal, médiocre, mais il garde le vague espoir qu’il arrive quelque chose, un petit miracle qui les sort de leur ennui. »
Cet ennui, Rafael saura le briser le 28 septembre 1987 après autant de fracasos que de triomphes. Ce jour-là, Paula est à l’affiche de la feria d’Otoño. Joaquín Vidal résume la faena du gitan pour « El País »
« Jamais le toreo ne fut si beau. Jamais le toreo, autant que je me souvienne durant les années passées, a atteint un tel sommet avec la faena de muleta a ce toro-torazo, cornu y astifino, qui sortit de sobrero en quatrième position. Les ayudados par le haut, les redondos, les trincheras, les naturelles n’ont jamais atteint ce sommet. Oui, ces suertes classiques existaient déjà, mais l’interprétation géniale du diestro gitan n’émanait pas des propres canons de la tauromachie mais d’un autre ordre, d’une chose inconnue qu’il convertissait à chaque passe qu’il égrainait en une création exclusive de l’art de toréér. »
Au-delà de tout ça, il y les frasques, l’attitude gitane qui ne l’a jamais quittée, ce côté naturel, spontané et souvent teinté d’humour.
Madrid. Juan Carlos Ier était un jeune roi, Rafael va brinder son toro en ces mots : « Monsieur, c’est un grand honneur pour moi de vous offrir la mort de ce toro et je vous souhaite la meilleure chance du monde pour vous et pour l’Espagne. Maintenant, à vous de me souhaiter autant de chance afin que je me débarrasse de lui ! »
Au Puerto de Santa María, alors qu’il venait de conférer l’alternative à Emilio Oliva, la Guardia Civil vint le cueillir pour l’embastiller suite à une tentative d’assassinat de l’amant de sa femme. Rafael sans s’affoler dit alors à sa cuadrilla avant de se faire amener au poste : « Ai-je été si mauvais cet après-midi ? »
Une autre fois à Barcelone, alors qu’il a refusé de tuer un toro, il est condamné à 3 mois de suspension de toréer. Quelques jours plus tard, le ministre de l’Agriculture se rend à Jerez pour une visite officielle. Rafael s’invite à la cérémonie pour plaider sa cause et interpelle le ministre au sujet de son interdiction d’exercer son activité de torero : « Voyez-vous Monsieur le Ministre, je reconnais ma culpabilité, mais je ne pense pas que ça mérite une peine aussi lourde. Il faut que vous compreniez que de moi dépendent huit hommes de mon équipe qui restent sans travail. Il faut surtout que vous compreniez que je n’ai tué personne… même pas le toro ! »
La romance de Rafael était ainsi. Juan Posada disait de lui : « Rafael de Paula torée comme les autres toreros rêvent un jour de le faire ». Rafael avant sa mort rêvait « de dessiner quatre verónicas au vent et mourir ainsi ». C’est fait…
Jean-Charles Roux



