L’aficionado absolu… (1)
« L’aficionado absolu existe-t-il, comme l’oreille «absolue» du musicien, ou le poète absolu — Rimbaud ? Si cet être étrange naquit un jour en France, des amours du Minotaure et de la marquise de Sévigné qui, de Grignan, eût fait un détour par la Camargue, ce fut à coup sûr Claude Popelin. Lequel, de tous les dévots du rituel sauvage et raffiné codifié au XVIIIe siècle par Pedro et Francisco Romero, de Ronda, pouvait se vanter d’avoir vu toréer entre 1910 et 1980, de Bombita Chico à Nimeño II, trois générations de toreros miracle et arbitré les plus beaux duels de l’histoire de la tauromachie au XXe siècle, entre «Gallito» et Belmonte, entre Dominguín et Ordóñez ? Quel autre pouvait se targuer d’avoir paru, en costume de lumières, dans la plaza de Pampelune en 1933, servi de sobresaliente à Madrid en 1948 ? Qui pouvait évoquer comme lui les tientas chez le duc de Tovar et Eduardo Miura, chez les Guardiola et les Urquijo ? Les après-midi passés dans les arènes entre Ignacio Sánchez Mejías et Manolo Bienvenida, cape et palos en main ? Les longues séances de travail avec Ernest Hemingway écrivant Mort dans l’après-midi ? Les soirées entre Pablo Picasso et Jean Cocteau, entre Rafael Alberti et Pepe Luis Vásquez ? Incomparable traversée de l’océan tauromachique, qu’il contait comme le père Énée la chute de Troie, avec un indicible mélange de nostalgie et d’espérance, se gardant avec une suprême élégance de nous accabler sous la grandeur de ses souvenirs, à la différence de tant de vieux sots qui ont voulu nous faire croire que Mazzantini toréait mieux que Paquirri, que Chicuelo ne tuait que des taureaux qui eussent épouvanté Diego Puerta… Claude aimait assez la tauromachie, après plus d’un demi-siècle de merveilles, pour en goûter les péripéties mineures, les figures secondes, les problèmes posés par un taureau manso de moins de 500 kilos doté de quelque sentido, un beau sesgo por fuera, un bon quite du plus modeste péon. Il ne se grandissait pas de son mépris pour plus simple ou plus modeste ou plus récent que lui. Il aimait faire partager ses admirations, mais n’avait pas le goût de ruiner celles des autres. D’où lui venait cette aficiôn que l’on eût dit ancestrale ? Parisien, fils de Parisiens (son aïeul Claudius Popelin était un émailleur fameux du Second Empire), il avait été initié par son père à l’Espagne et à la tauromachie dès avant la guerre de 1914, au temps de Guerrita, de Reverte et de Machaquito. Il avait, de 1918 à 1921, suivi les épisodes inoubliables de la competencia entre le dernier des «grands» d’autrefois, Joselito, et le premier des «grands» modernes, Juan Belmonte. Il avait été l’ami de tous les toreros des années vingt et trente, Chicuelo, Armillita, Lalanda, Domingo Ortega. De concert avec Hemingway, il avait salué et encouragé l’éclosion du génie de cet Antonio Ordóñez qui allait rester son maestro de référence, avant Antonio Bienvenida et Paco Camino. Et il avait pris le risque d’ouvrir les portes de la renommée, au sud des Pyrénées, à Christian Montcouquiol. La compagnie de Claude Popelin, lorsqu’on a eu la chance de croiser l’homme dans ses livres d’abord, puis dans la vie, comme ce fut notre cas, est de celles que l’on ne peut oublier. Comment, après cela, poser sur la corrida le même regard, ou faire comme si son regard à lui ne nous avait pas définitivement déniaisés ? Pour tout aficionado qui, l’ayant approché, se laisserait néanmoins déborder par la passion, il reste là à jamais, ange gardien et oiseau de proie aux aguets, l’œil allumé et le sourire en coin, attendant le moment de fondre sur le détail objectif qu’on n’a pas su relever, ou sur le commentaire approximatif auquel on s’est risqué. Si courtois toujours, si soucieux de templar… Socrate philotaure — amant de la vérité taurine — Claude Popelin s’est fait un devoir d’arrête r— comme il savait arrêter en deux passes de cape les bêtes braves à leur sortie dans les arènes de tientas — les émotions désordonnées, les élans indicibles du néophyte, non pas, certes, pour les étouffer, mais au contraire pour les cadrer, leur assurer une vue plus claire des choses… »
A suivre…
Datos
Claude Popelin (17/04/1899 – 31/071981).
Diplômé de l’Ecole des Sciences politiques, docteur en Droit, il a été avocat stagiaire à la Cour d’appel de Paris. Chargé des relations publiques de Ford. Il fut aussi pendant 20 ans…. secrétaire général du Conseil National du Patronat Français !!!
Définitivement inoculé du virus tauromachique, il part en Espagne à moins de 20 ans et y passera des mois, chaque année, à se perfectionner dans l’afición et à fréquenter les toreros célèbres.
C’est ainsi que, pendant 3 mois, il est reçu à Séville chez Ignacio Sánchez Mejías. Le matador et Manolo, l’un des frères Bienvenida, lui donnent ses premières leçons pratiques de toreo. Muni de cet enseignement, Claude Popelin commence à tienter dans les ganaderías des éleveurs de renom comme le Duc de Tovar, Tabernero, Miura…
Il s’exerce face à des vaches et des novillos (quelque 250 bêtes), qui lui apprennent, parfois à ses dépens, la triple science des suertes de cape, de banderilles et de muleta. Il en vient bientôt à l’estocade : le 12 octobre 1933, à Pamplune, au cours d’un festival, il figure dans le paseo avec des matadores de cartel et torée brillamment son adversaire.
Il ne songe guère à délaisser ce jeu de lumière, et le 1er juin 1947, à près de 50 ans, il parait dans la plaza de Madrid comme sobresaliente et banderillero.
Il a exercé un véritable magistère sur l’afición française et internationale, notamment par ses ouvrages “Le taureau et son combat” publié en français (1952) et en espagnol (1956), “La tauromachie” (1970) et « Arènes politiques » (1974), qui demeurent une référence d’analyse taurine.
François Zumbiehl (ArtPress/28 juillet 2015)
Patrice Quiot
