Aller et aimer

Etrange fin d’année ; souvenirs de routes, de soleil, de ciel bleu et d’amandiers en fleur revisités dans le rétroviseur de soixante seize années si soudainement passées sur l’autoroute d’une vie où j’ai roulé vite, sans prudence, me moquant de l’autorité des gendarmes, ignorant souvent des pratiques établies qui ne me paraissaient pas en phase avec ce que j’imaginais et sur laquelle j’allai comme les toreros qui dans la nuit du coche de cuadrilla ne songent pas aux panneaux et limitations, occupés qu’ils sont à repenser la corrida du jour et à imaginer celle du lendemain, composant dans leur sommeil ébloui de phares la faena qui changera leur vie.

J’allai comme un enfant rempli de caprices, d’oppositions et de révolte, comme ces clochards croisés dans les rues de White Chapel, comme Said Kazak Manzor «El Palestino» qui s’imaginait dans ses folies de cape rose avoir un jour l’honneur de toréer devant Arafat un vendredi de San Isidro ; j’allai comme ces mendiants infirmes rescapés républicains de la bataille de Brunete qui, sur la plaza Santa Ana de Madrid, narguaient de l’arrogance de leurs moignons la Guardia Civil de Franco.

J’allai avec des milliards de desseins. Je croyais que les anges me souriaient au fronton des églises, que Blaise Pascal était mon voisin de tendido, que Chateaubriand relisait mes pauvres lignes, qu’avec Carnot j’étais un soldat de l’an II, un Maximilien Robespierre de la vertu torera, que je partageais mes copitas avec Blaise Cendrars, manchot en képi blanc, que la rédaction d’un texte ou d’une reseña devait rouler comme un grand fleuve traversé par les conquérants, les amoureux ou les marchands d’épices comme je savais que mes phrases n’étaient que les pales copies des couleurs du Titien et que je ne pourrai jamais courir un encierro et me mettre devant un toro.

J’ai aimé ces années là à la folie. J’ai aimé le Nîmes de Tailhades, de Jourdan, de Bousquet, de Clary, de Fournier, les jours de grand soleil, de vent et les nuits de Féria, l’espérance des mois d’avril, le bruit sur l’eau des pierres du Gardon, l’île de Wight de Dylan et d’Hendrix, l’Andalousie des coquelicots, celle des ventas au bord des routes, l’Atlantique et la Méditerranée, l’Old Trafford de Manchester et Jean Bouin.

J’ai aimé les corneilles volant au dessus du camp de Sissone, les vagues et les rochers de l’île de Sein, les cailloux du Larzac, Paris et Londres, les moucharabiehs des arènes de Dax, le bleu et blanc de celles de Mont de Marsan, Bayonne, la Moselle de la haveuse et du schnabo comme le Nord des corons, de Bollaert et du genièvre ; j’ai aimé la Castellana de Madrid autant que les chênes verts de Salamanque, les clochettes des chèvres qui passaient devant les maisons de Valleraugue comme j’ai aimé la calle Iris, le Malagar de Mauriac, un fronton à Mauléon-Licharre, le Rhône à Arles, un coteau à Mouzens et les travestis de Sanlúcar autant que les conneries de comptoir, les embuscades de plaisir partagé et les étoiles des nuits de la Crau.

J’ai aimé les baisers de sable des plages du Grau du Roi, les voyages solitaires et ceux entre amis, les escapades amoureuses, la Croisette avec ma fille et mon frère en février, Castellón et Valencia en mars, Vic-Fezensac à la Pentecôte, St Sever en juin, St Vincent de Tyrosse en juillet, Saragosse quand il commence à faire froid pour le Pilar d’octobre ; j’ai aimé les bibliothèques pleines de livres et le vin des vignerons. J’ai aimé m’y promener un œillet entre les dents, canne à la main, pochette au vent et un livre dans la tête.

Ce chemin de plaisirs entre une rangée de cyprès et une haie de fleurs de citres, de liberté détachée des contingences, ce chemin de sable et d’encre, de repas partagés autour d’une table ouverte, ce chemin du boulevard Victor Hugo qui descend de mon enfance jusqu’aux arènes de Nîmes, ce chemin fut celui de ma vie.

Allant ainsi et faisant fi des balises, j’ai peut être trop pris de voies détournées m’éloignant avec délice des sentiers battus sur lesquels des petits poucets essayaient de me laisser des pierres blanches pour me ramener à la raison, j’ai peut-être trop aimé me délecter des herbes folles de l’absinthe de Rimbaud, me suis trop égaré dans l’observation des constellations que voyait le capitaine Achab dans sa quête de la baleine blanche, peut être trop laissé tenté par les sirènes d’Ulysse, les saillies de Voltaire, la chaleur de l’alcool, l’âcreté du tabac brun, la sorcellerie d’une passe de Camino ou de Morante ou par les jupes des filles.

Ce qui est certain, c’est qu’au risque de m’y perdre, j’ai toujours préféré les venelles sombres aux allées des parcs bordées de buis bien taillé. Probablement parce que j’ai toujours souhaité rester dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants. Probablement aussi parce que je sais que, plus que les broderies sur le vide, la vie est là dans ses dérives, ses outrecuidances, ses cornadas, dans ses dangers, ses ravins, dans ses tourmentes.

C’est elle qui va, pulsant fort comme le sang dans la fémorale et c’est à elle qu’il faut donner sens car cet essentiel a une valeur ultime.

Aussi, quand je réfléchis à ce que sera le peu du reste de ma vie, des millions de raisons déraisonnables m’encouragent à continuer d’aller et d’aimer…

Patrice Quiot

PAUSE HIVERNALE.

BONNES FÊTES DE FIN D’ANNÉE.

REPRISE DES LIVRAISONS : Début deuxième semaine de janvier.

Et a l’an que vèn, se siam pas mai que siguem pas mens…