Pour chasser un long et triste hiver et en forme de paseo de début d’année, un souvenir langagier de la Pentecôte nîmoise.

A Nîmes, comme on dit, « on aime de parler » ; parler de tout : de foot, de gonzesses, de politique, de conneries, et, bien sûr, de toros.

Ce goût immodéré de la parole est commun à tous : aux mémés de Bachalas, aux pépés du Bosquet, aux jeunes du Chemin Bas, aux étudiants de l’ancien Fort Vauban, aux bourgeois de La Fontaine, aux catholiques de Ste Perpétue, aux protestants du Grand Temple, aux UMP de la mairie, aux communistes du « Prolé », aux commerçants de la rue de l’Aspic ou  à ceux des Halles.

C’est la fin du printemps, presque le début de l’été.

Les filles en tee-shirt baroulent, les hommes en bras de chemise rampellent et les belles en robe promènent.

Cette tchatche nîmoise est unique en son genre : loin de celle trop policée de Montpellier, différente de celle plus provençale d’Arles, moins rugueuse que celle de Lunel ou du Vigan, elle est ma langue, celle dans laquelle je me retrouve et me reconnais, celle qui, rien qu’à l’entendre, me scotche de bonheur.

Cagne de la journée et chaleur de la nuit.

C’est la langue des minots et celle de l’estrambord de leurs papas qui s’empèguent le dimanche parce qu’on ne travaille pas le lundi, celle qu’on parlait quand on rentrait de la piscine municipale de l’impasse Verdet en partageant une fougassette, celle qu’on parle toujours dans les mazets des cigalons.

C’est aussi celle qui animait les matches du vieux stade Jean Bouin et c’est celle que parlent aujourd’hui les 11% de chômeurs.

« La Prouvenço canta, lo Languedoc coumba » disait Mistral.

C’est la langue de Domitius Afer, orateur et avocat romain, celle de Titus Aurelius Fulvus, grand-père paternel d’empereur romain, celle de Plotine, épouse de l’empereur Trajan, celle de Guy Foulques, élu pape sous le nom de Clément IV, la langue de Cavalier, le plus célèbre des Camisards, celle de Montcalm, celle de Guizot, Président du Conseil, celle d’Alphonse Daudet, de Daladier, de Paulhan, mais aussi celle de Julien Doré, de Michel Gilles, de Claude Viallat, celle d’Emile Jourdan, d’Alain Clary, de Jean Bousquet, de Jean-Paul Fournier ou de Kader Firoud, de Manu Amoros ou de Laurent Roussey.

Tous sont passés sous l’ombre des micocouliers.

Où que vous soyez, bonjour les collègues !!!

C’est la langue que Simon, Alain, Frédéric, Lucien, Christian, Dominique, Maurice et d’autres gamins qui rêvaient d’être torero parlaient au Mont Margarot.

C’était la langue de ce vieux coquin de Ferdinand Aymé, le directeur des arènes, qui, lui, ne les calculait pas.

Et, cette langue-là, pour la Féria de Pentecôte, tout le monde la parle.

Sa mélodie, qui descend le Bd Victor Hugo, de la Maison Carrée vers les arènes, se parfume aussi bien de l’odeur des poivrons rouges et verts des immenses paellas que de celle des nems frits, de l’anis, du vin des Costières, des rouilles de seiches, des churros sucrés ou des pralines chaudes dans lesquelles chacun tape un peu, comme ça, manière, en passant sous le soleil d’onze heures du matin avant d’aller à la novillada.

Dans les rues, bleues, vertes ou rouges, passent les peñas, les fanfares et les cliques.

Sur le Bd Amiral Courbet, devant le musée du Vieux Nîmes, des enfants font voler leurs ballons d’azote et mangent de grosses pommes d’amour.

Foulard Ricard sur les épaules nues, les mamans tiennent tendrement les papas par la main.

Le vocabulaire de la tchatche de Nîmes est celui de la simplicité des quartiers, de Richelieu, de la Placette, de Calvas ou de la Croix de Fer; celui de la gentillesse de ceux qui ont tout perdu dans les inondations de 1988, de ceux qui n’ont plus rien à prouver comme J.P Isaïa qui, le jour où torée l’immense Morante,  lui explique devant « Les Trois Maures » la qualité de la paille de ses chapeaux, ou de ceux qui ont passé ici toute leur vie et qui savent qu’ils y mourront au mieux sous les pattes d’un cheval de l’abrivado, d’une crise cardiaque en regardant passer la Pégoulade ou de bonheur devant une naturelle de Manzanares en écoutant la musique de « Chicuelo II ».

Sur l’Esplanade, des Incas en plumes de condor soufflent dans la kena andine qui  appelait leur terre Tahuantinsuyu et leur ancêtre Manco Capac ; sur le trottoir, des vieilles en cheveux reviennent du marché le cabas plein de cèbes et de daube.

Un vieil harki descend du trottoir pour les laisser passer.

Elégance.

La syntaxe de la tchatche de Nîmes est celle du sourire des amis retrouvés et qu’on aimerait se garder avec soi pendant six jours ; celle des embrassades devant la statue de Christian « Nimeño  II», qui se pendit parce qu’un Miura l’avait rendu tétraplégique et qui savait qu’il ne pourrait plus se remettre devant un toro, celle des bises devant les étagères en bois de la librairie de Teissier, autour d’un plat de pieds-paquets au 18 rue Notre Dame, ou assis sur la chaise de la devanture de Marius.

Et, tout à côté, le 24 de la rue Fénelon, avec, au fond du jardin, un figuier qui poussait dans le vieux mur.

La maison qui fut celle de mes parents, la nôtre, celle de mon frère, de ma fille et de tous ceux qui nous faisaient le bonheur d’y passer.

Pour l’éternité.

Le rythme de la tchatche de Nîmes est celui de la vie qui va plus vite qu’on le voudrait et qui, lorsqu’on passe en train devant le cimetière du Pont de Justice, nous le fait regarder d’un autre œil.

La tchatche de Nîmes, c’est bien sûr aussi la langue des toros.

Celle qui, dans ce bar ami, se parle dans les apéros d’après corridas.

Ici, cette langue, cette tchatche nîmoise, prend une dimension planétaire.

On brassège les idées reçues, on boulègue les canons taurins, on cherche des ouvertures aux conneries possibles, on taquine l’orthodoxie d’une véronique, on chatouille le pico de la muleta, on commande au picador du « Juli », on estoque le toro d’Enrique, on offre notre lexique à Sébastien Castella.

Avec les amis de toute la vie, en regardant passer les damoiselles en taille, en lançant des calembredaines aux constellations naissantes, en faisant de pieuses dévotions à la sorcellerie de Rafael le Gitan, aux nobles gestes du Curro de Camas ou à la belle figure de celui d’Albacete, nous nous abreuvons au Guadalquivir des étoiles dans l’intempérance des rondelles de chorizo, de pan-tomate, de morcilla et de queso manchego  au son de la sono qui diffuse en boucle les faenas historiques de Dalida ou de Claude François.

Les heures passent.  

Il fait presque frais.

On pense déjà au lendemain lorsque le camion des poubelles nous réveillera.

Quand, en rentrant, je m’assois sur un banc en face l’Hôtel de la Couronne où Apollinaire écrivit ses « Lettres à Lou », un pébron chante « A la font de Nîmes »   Je l’écoute :

«  A la font de Nimes

I a un ametlièr

Que fa de flors blancas

Coma lo papièr

Se canta, que cante

Canta pas per ièu

Canta per ma mia

Qu’es al luènh de ieu »

Con comme je suis, tous les soirs en me couchant, je me demandais pourquoi on ne pouvait pas être toujours aussi heureux que pendant les quatre jours de la Pentecôte nîmoise.

Aujourd’hui, je me le demande encore…

Patrice Quiot