… Jacques, Nadine et moi partîmes de Nîmes dans ma DS bleue le jeudi soir, fîmes une pause dodo après Saragosse dans une pension où la saleté des chambres obligea Nadine à passer la nuit sur un transat, arrivâmes le vendredi à Madrid où nous réglâmes quelques détails d’impedimenta, dormîmes of course à la « Burgalesa » où nous revîmes avec plaisir les deux frangines qui la tenaient avant de reprendre la route le samedi matin en direction de Séville.

La présence de Nadine perturbait Jacques dans la mesure où, étant venue avec nous, elle avait enfreint les consignes du poderdante ; nous essayâmes en vain de le rassurer en lui certifiant qu’il n’y avait aucune chance qu’il le sache et qu’on lui laisserait croire qu’elle avait pris le train.

« Vous ne le connaissez pas, vous ne le connaissez pas, il le saura qu’elle est venue dans notre bagnole, vous verrez, il le saura » nous répondait « Jaquito ».

Il n’avait pas tort car en arrivant à l’hôtel  Simón – 19, García de Vinuesa – où nous avions réservé les habitaciones, Calabuig était là, juste devant, à nous attendre, les poings sur les hanches.

Après avoir nommé Nadine cinq ou six fois du nom dont les grossiers personnages nomment les femmes qui exercent le métier de gagneuse, il lui interdit l’accès de l’hôtel et l’obligea à en trouver un autre.

Dans le hall du « Simón », nous découvrîmes le cartel du lendemain : 6 novillos d’Antonio Campos Peña pour Cristobal Santos (de Coria) ; Jacques Brunet « Jaquito » (de Francia) et Jesús Franco Cardeño, les barreras de sombra de primera fila valant 500 ptas et les gradas de sol 105.

Le dimanche 10 août 1975, la cuadrilla arriva à l’heure où arrivent les cuadrillas, me retrouvant flanqué d’un ayuda alcoolique imposé par Calabuig qu’on n’avait d’ailleurs plus revu depuis la veille et que personnellement, mais je dois probablement me tromper,  je ne  vis pas non plus aux arènes où tout se passa bien pour Jacques qui fut comme il fallait qu’il soit et qui aurait coupé une oreille, presque majoritairement demandée, si elle n’avait pas été refusée par le palco, probablement au motif que le torero était « franchutti ».

Par contre, Calabuig, on le revit après la novillada, occupé à régler les sueldos ; lui ayant précisé que, bien évidemment, je ne facturais ni le mien, ni les gastos du voyage, il me demanda en guise de remerciements… de prendre à ma charge les chambres et les comidas de la cuadrilla !

Normal, non ?

Le lendemain, nous repartîmes sur Nîmes ; il faisait beau et après avoir réglé fort civilement et de façon andalouse avec le capitaine de la Guardia Civil l’usurpation de mon identité, la presse spécialisée laissant entrevoir à Jacques des horizons presque chantants, l’ambiance du coche était détendue et légère, sauf Calabuig qui derrière, dans son coin, ne disait pas un mot, marmonnant sans arrêt jusqu’au moment où, juste en face de la Maestranza, ses borborygmes furent interrompus par les hoquets de carburation de la DS bleue qui, après avoir un peu toussé, s’arrêta net.

Fort de son expérience de mécanicien de la Marine Nationale, Jacques se mit à réparer la défaillance de la Citroën et Nadine et  moi à faire le quite aux bagnoles  qui nous croisaient.

Alors, halluciné comme un officiant vaudou, à la limite de la démence, plus hystérique qu’Antonin Artaud,  Calabuig sortit du coche comme un loco perdido, s’agenouilla devant le capot, leva les mains au ciel et vociféra par trois fois cette incantation d’un autre monde :

« Mais qu’est-ce que je fais ici, moi, avec un torero qui ne coupe pas les oreilles, mais qu’est-ce que je fais ici, moi, avec une fille qui désobéit, mais qu’est-ce que je fais ici, moi, avec un boiteux qui aime lire alors que je pourrais être dans mon petit jardin d’Arles à surveiller la pousse de mes tomates. ».

Ses yeux ressemblaient à des puntillas !

Je suis certain que le Guadalquivir s’en rappelle encore…

Un tant soit peu effrayés de cette composante ignorée du tío, nous rentrâmes à Nîmes sans trop oser lui adresser la parole et l’abandonnâmes avec soulagement au Boulou où il nous semblait avoir compris qu’il entretenait un « quicon » avec la femme d’un croupier du casino.

Depuis cette virée sévillane, Calabuig ne me parla plus, ou  uniquement de loin, ce dont je me tamponnais le coquillard dans la mesure où mon copain, c’était Jacques Brunet et que ce le fut jusqu’au 13 avril 1982.

Quant à Nadine, elle est toujours aussi belle, vit dans son mazet de la route de Sauve et s’occupe de sa maman qui a 99 ans.

Je l’ai appelée il n’y a pas très longtemps, pris de ses nouvelles et de celles d’Antoine, le fils qu’elle eut avec« Jaquito », son mari avec lequel elle fit une dernière vuelta al ruedo dans les arènes de Nîmes le jour où nous l’enterrâmes.

Dans ma mémoire.

Pour toujours.

Patrice Quiot