« La route d’Écija à la Carlota, où nous devions coucher, traverse un pays peu intéressant, d’un aspect aride et poussiéreux, ou du moins que la saison faisait paraître tel, et qui n’a pas laissé grande trace dans notre souvenir.

De distance en distance apparaissaient quelques plants d’oliviers et quelques touffes de chênes verts, et les aloès montraient leur feuillage bleuâtre d’un effet toujours si caractéristique. La chienne de l’employé des mines (car nous avions des quadrupèdes dans notre ménagerie, sans compter les enfants) fit lever quelques perdrix dont deux ou trois furent abattues par mon compagnon de voyage.

Voilà l’incident le plus remarquable de cette étape.

La Carlota, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, est un hameau sans importance. L’auberge occupe un ancien couvent métamorphosé d’abord en caserne, comme cela a presque toujours lieu dans les temps de révolution, la vie militaire étant celle qui s’enchâsse et s’emménage le plus facilement dans les bâtiments disposés pour la vie claustrale. De longs cloîtres en arcades formaient galerie couverte sur les quatre faces des cours.

Au milieu de l’une d’elles bâillait la bouche noire d’un puits énorme, très profond, qui nous promettait le délicieux régal d’une eau bien claire et bien froide. En me penchant sur la margelle, je vis que l’intérieur était tout tapissé de plantes du plus beau vert qui avaient poussé dans l’interstice des pierres. Pour trouver quelque verdure et quelque fraîcheur, il fallait effectivement aller regarder dans les puits, car la chaleur était telle qu’on eût pu la croire produite par le voisinage d’un incendie. La température des serres où l’on élève des végétations tropicales peut seule en donner une idée. L’air même brûlait, et les bouffées de vent semblaient charrier des molécules ignées. J’essayai de sortir pour aller faire un tour dans le village, mais la vapeur d’étuve qui m’accueillit dès la porte me fit rebrousser chemin.

Notre souper se composa de poulets démembrés étendus pêle-mêle sur une couche de riz aussi relevé de safran qu’un pilau turc, et d’une salade (ensalada) de feuillages verts nageant dans un déluge d’eau vinaigrée, étoilée ça-et-là de quelques îlots d’huile empruntée sans doute à la lampe.

Ce somptueux repas terminé, l’on nous conduisit à nos chambres qui étaient déjà tellement habitées que nous allâmes achever la nuit au milieu de la cour, dans notre manteau, une chaise renversée nous servant d’oreiller. Là, du moins, nous n’étions exposés qu’aux moustiques, et en mettant des gants et en voilant notre figure d’un foulard, nous en fûmes quittes pour cinq ou six coups d’aiguillon. Ce n’était que douloureux, et non dégoûtant.

Nos hôtes avaient des figures légèrement patibulaires, mais depuis longtemps, nous n’y prenions plus garde, accoutumés que nous étions à des physionomies plus ou moins rébarbatives. Un fragment de leur conversation que nous surprîmes nous montra que leurs sentiments étaient assortis à leur physique. Ils demandaient à l’escopetero, croyant que nous n’entendions pas l’espagnol, s’il n’y avait pas un coup à faire contre nous en nous allant attendre quelques lieues plus loin. L’ancien associé de José María leur répondit d’un air parfaitement noble et majestueux : « Je ne le souffrirai pas, puisque ces gentilshommes sont de ma compagnie ; d’ailleurs, ils s’attendent à être volés et n’ont avec eux que la somme strictement nécessaire pour le voyage, leur argent étant en lettres de change sur Séville. En outre, ils sont grands et forts tous les deux ; quant à l’employé des mines, c’est mon ami, et nous avons quatre carabines dans la galère. »

Ce raisonnement persuasif convainquit notre hôte et ses acolytes, qui se contentèrent pour cette fois des moyens de détroussement ordinaires permis aux aubergistes de toutes les contrées. Malgré toutes les histoires effrayantes sur les brigands rapportées par les voyageurs et les naturels du pays, nos aventures se bornèrent là, et ce fut l’incident le plus dramatique de notre longue pérégrination à travers les contrées réputées les plus dangereuses de l’Espagne à une époque certainement favorable à ce genre de rencontres ; le brigand espagnol a été pour nous un être purement chimérique, une abstraction, une simple poésie.

Jamais nous n’avons aperçu l’ombre d’un trabuco, et nous étions devenus, à l’endroit du voleur, d’une incrédulité égale pour le moins à celle du jeune gentleman anglais dont Mérimée raconte l’histoire, lequel, tombé entre les mains d’une bande qui le détroussait, s’obstinait à n’y voir que des comparses de mélodrame apostés pour lui faire pièce. »

« ANDALOUSIE CORDOUE, SÉVILLE».

Théophile Gautier/ paru dans « La Revue des Deux Mondes » le 1er novembre 1842.

(Jules Pierre Théophile Gautier, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872)

Patrice Quiot