Quoiqu’on en dise, c’est quand même l’Espagne qui offrira à l’observateur attentif les plus belles figures de l’exubérance, peut-être simplement parce que lorsque l’outrance est un art de vivre et la démesure une expression poétique, toute dérive devient socialement fascinante.
Celle d’Abelardo, costalero, porteur de toreros de son état, par exemple.
Peu importe que son nom patronymique soit Antonio Martínez Reina.
Corollaire incontournable de tous les triomphes majeurs, plus que le symbole de la profession, Abelardo, le vieux maçon édenté, maigre et ridé de Constantina, en est la statue, le commandeur, l’emblème totémique.
Totalement anachronique, il arbore en bannière l’humilité de son origine dont il conserve les stigmates et à laquelle son costume fripé, sa débrouillardise austère et son affabilité sévillane donnent une dimension baroque.
Ainsi, un jour annoncé sur les affiches de son pueblo natal mais effrayé de la chose, Abelardo se cacha sous son lit d’où allèrent le chercher los « Civiles» ; ainsi, il exhibe avec fierté le dentier qu’Espartaco lui avait fait porter par son valet d’épée en remplacement des dents perdues dans une pelea avec un autre porteur qui guignait sa place.
Ainsi, le même dévoile une fausse carte d’identité sur laquelle est inscrit : « Si vous voulez savoir qui je suis, demandez le à la Guardia Civil ! » ; ainsi, un téléphone en plastique à la main, Abelardo peut jouer les brokers sur la Glorieta de San Diego en criant « J’achète, j’achète » ; ainsi, sur sa petite moto, sa besace à la main, il va sur les chemins ramasser de l’origan ou attraper des faisans….
Une fois, dans un pub de la calle Canalejas, ayant un peu forcé sur le « White Horse » avec glaçons, il porta en triomphe Eduardo Canorea !
Une autre fois, il fit faire à un rejoneador la vuelta al ruedo à une telle vitesse que le torero lui reprocha de ne s’en être même pas rendu compte.
Ce à quoi Abelardo répondit : « La prochaine fois, quitte les éperons, j’ai les côtes comme un ragoût ! »
Un jour, à Nîmes, il m’invita à boire une copita et des amis nous ayant rejoints, il les invita aussi.
Nous étions une petite douzaine et quand vint le moment de payer, il refusa que, comme la règle taurine le veut, ce soit quelqu’un d’autre qui le fasse et sortit de son portefeuille un billet de dix euros.
Le seul qu’il avait !
Appréhendant parfaitement la situation et connaissant les codes en usage, le serveur lui rendit la monnaie.
Qu’Abelardo lui laissa comme pourboire !!!
Complètement décalé, mais somptueusement taurino, fantomatique le jour dans le salon des palaces, aventurier la nuit dans des pensions sordides, il dit une conception de la vie en forme de carte postale dont un brin de romarin et un porte-clefs phosphorescent de la Macarena occuperaient le centre.
A juste titre, Jacques Durand en a fait un des personnages de «Humbles et Phénomènes».
Je me souviens de ce qu’il m’avait dit un matin de féria devant « Les Trois Maures » :
« Yo no he trabajado en la vida porque si yo trabajo le estoy quitando el trabajo a otra persona y eso no esta bien. No se le puede ir quitando el trabajo a los demás. Por eso, yo no he trabajado nunca y, por eso, he sido una persona honrada… »
Aujourd’hui, je ne sais rien de plus d’Abelardo qui aurait soixante-dix-sept ans.
Soixante-dix-sept ans de vie presque toute carbonisée dans le monde des toros.
Mais également, et ne l’oublions pas, soixante-dix-sept ans de vie à estimer les valeurs portées par «Cara al sol».
Nobody’s perfect…
Patrice Quiot