Claude Pelletier raconte :
« Pourquoi a-t-il fallu qu’il se mette en tête de voir la corrida de Bayonne ce dimanche de septembre ?
Ses copains qui sont de tièdes aficionados ont essayé de l’en dissuader.
Les toros aujourd’hui ? Quelle barbe ! Mais Carlos n’a pas voulu en démordre.
Des Saltillo, « Chicuelo » qui est dans une grande saison, Antonio Marquez qui vient de déboucher et qui promet beaucoup, sans oublier « Facultades », grand espoir également avant que la maladie ne le détruise.
Trois artistes et des Saltillo : Il n’est pas question de manquer ça.
Devant les guichets, Carlos a une déception. Il n’y a plus que des gradins hauts et des loges.
Ses amis s’en accommodent, mais, le créole ne peut se résigner à voir une telle course d’aussi haut. Il enrage et casse les pieds des préposés qui finissent par lui donner un tuyau pour s’en débarrasser :
« Essayez au guichet spécial des réservations. Il y a parfois des gens qui se désistent au dernier moment. »
Carlos bondit. On imagine l’impatience des copains :
« Allons, Carlos, ne fais pas l’idiot, viens avec nous. »
« Allez vous faire pendre à vos perchoirs ! Moi, j’attends. »
Les copains ont dû hausser les épaules et l’abandonner : « Il est fou ce Carlos avec ses toros ! ».
Il a fini par l’avoir sa barrera ! Au dernier moment, et on ne sait comment, mais il l’eue.
Mais ce n’est pas tout, sa voisine assise près de lui, lui demande de changer de place car elle est gênée par le soleil.
Carlos Aguirre, gentleman, se lève bien volontiers et s’assoit donc à la place de l’Américaine Mademoiselle Strauss.
De la place 22, il passe donc au siège 23.
Dans le redondel, Antonio Marquez termine son tercio de muleta, après une nouvelle série de passes et cherche à placer le toro, le cinquième de l’après-midi, avant l’estocade.
A l’estoc, ce n’est pas son jour. Il a perdu l’oreille du second toro et peine devant le cinquième Saltillo.
Mais cela valait la peine de l’arracher cette magnifique barrera n° 23, car Chicuelo en grande forme a été admirable, coupant deux oreilles et ravissant les connaisseurs par un capeo de soie et de nacre. Il y eut un quite par véroniques en tablier, reculant doucement, cape palpitante en manière d’éventail, qui a donné le grand frisson.
« Facultades », à la dérive, récolte deux avis et Antonio Marquez n’est pas mal sans atteindre les sommets approchés par son chef de file.
Carlos Aguirre a un peu plus de 20 ans.
Il est né en 1901.
Au moment de la mise à mort du 5ème toro, le silence règne.
Le torero Marquez fixe son adversaire qui s’est immobilisé, la muleta dans sa main gauche, tendue en avant vers le sol, pour que le toro baisse la tête, son épée est presque à l’horizontale de son bras droit.
Carlos Aguirre est dans les gradins à quelques mètres de là, au-dessus du callejón, et comme tout le public, il vit intensément ce moment d’attente de la mort annoncée du bicho.
Antonio Marquez n’est vraiment pas dans un bon jour. Il n’a pas le poignet ferme.
Un, deux, trois, quatre, cinq piqûres…
Quelle guigne ! Le toro est maintenant réfugié aux planches. Marquez tente le descabello. A l’époque, les toreros utilisaient une épée ordinaire, sans la petite garde actuelle près de la pointe et qu’on appelle la cruceta ».
Dans quelques secondes, le toro doit s’effondrer. Doit, devrait.
Le matador pique une nouvelle fois, l’arme du descabello, l’épée du descabello, atteint la nuque du toro mais ne s’enfonce pas vraiment.
Encore raté.
A plusieurs reprises, la bête agite sa tête violemment dans tous les sens, comme pour tenter de se libérer de cet engin.
Et l’épée s’envole.
Comme un projectile. Un javelot, un harpon qui aurait perdu sa trajectoire.
Carlos Aguirre s’effondre sans un cri, le cœur traversé par l’épée, tué net ! Une malchance affreuse, une possibilité sur un million !
Dans la foule, vingt personnes à peine se sont rendu compte de l’accident.
Une minute plus tard, le corps sans vie du jeune Cubain est emporté vers la plus proche sortie. Les gens croient à un simple malaise. Quelques-uns seulement remarquent la sinistre boutonnière rose sur le veston gris, à la hauteur des côtes.
La grande majorité du public sortira de Lachepaillet en ignorant qu’un homme a trouvé la mort sur les gradins.
La corrida ne fut pas arrêtée pour autant. Il restait à Facultades à affronter son second toro, le dernier de la tarde.
Dans les entrailles de l’arène, un médecin ne pouvait que constater la mort sur le coup du jeune Carlos Aguirre.
Le 4 octobre 1923, le corps embaumé du jeune homme prometteur fut descendu, à son arrivée à La Havane, du bateau « Espagne ».
A La Havane, au centre de la capitale, près de l’Université, un petit parc porte son nom, ainsi qu’une toute petite rue. »
Datos :
Claude Pelletier (1940/1994), professeur de français en lycée technique, journaliste, auteur de plusieurs ouvrages de tauromachie.
Extrait de « Bayonne, Sept siècles de premières » publié en 1993 à l’occasion du centenaire des arènes de Bayonne.
Patrice Quiot