Christian raconte Nîmes à Patrice :

« Fraîche, vivante, mince jusqu’à l’étranglement, telle est cette rue que j’aime depuis mon enfance.

Mon père y est né le 4 septembre 1932, dans sa partie haute, dans l’immeuble mitoyen de celui où, encore aujourd’hui, existe un chapelier.

Son père, mon grand-père, travaillait comme fondé de pouvoirs au « Comptoir d’escompte » qui est resté sur le boulevard Victor Hugo, mais qui est devenu la « BNP Paribas ».

Ma grand-mère, elle, avait son atelier au rez-de-chaussée de leur maison. Aujourd’hui, il y a une onglerie.

Un jour, Ava Gardner y entra et lui dit, je ne sais dans quelle langue, « Je vais parler de votre boutique à une amie. » Ma grand-mère reçut quelques semaines plus tard un colis en provenance d’Hollywood. Il contenait des poupées en porcelaine. Il fallait réparer leur chevelure. Ma grand-mère faisait des postiches et des perruques.

Ces poupées, appartenaient à Bette Davis.

Son frère, mon grand-oncle, vivait en face avec sa famille. Sa femme, sa belle-sœur et son fils, Patrice B., jeune footballeur du Nîmes-Olympique avec Michel Mézy et Jacky Novi.

Ce grand-oncle Jean était toujours de bonne humeur. Il était grossiste en épicerie.

Son produit phare, c’était l’Antésite. En fiole et avec une ribambelle de produits publicitaires. Des jeux de cartes que j’utilise encore. Mais il est vrai que je joue peu.

En descendant la rue, il y avait, à gauche, le plus vieux restaurant de la ville. Avant-gardiste, il mit en place le premier self-service sur la ville. C’est aujourd’hui la Casa Blanca, qui est on ne peut plus taurine et flamenca.

Sur le plan de Bernis, il y avait l’entrepôt des peintures Servière, dirigeant au Nîmes-Olympique jusqu’à sa mort et qui vendit, à l’âge de la retraite, son affaire à Henri Augé, capitaine emblématique de cette même équipe.

Juste à côté, il y avait, avant l’impasse, l’imposante menuiserie Jalaguier chère à mon cousin Christophe J. et à son propre cousin-germain Vincent B.

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Passée l’impasse, c’était le boucher.

Nous y reviendrons par le détail.

Puis la boulangerie, qui n’était pas encore celle de Frédéric A.,  mais qui avait déjà cette marche usée par le passage de la clientèle et des chalands.

Plus bas, un bar de quartier. Le café de la rue. Il s’appelait déjà « le 421 ».

Anthony J. n’en était pas encore le patron, mais c’est l’arrière-grand-père de Romain C-G qui en fut le créateur ou presque.

Juste après un rue, aussi fine que maigre, le magasin de l’encadreur. Il fut tenu par un personnage étonnant. Il avait voyagé au Canada, s’était appuyé contre un abribus et était resté collé à lui par la conjonction d’un froid sec et de son endormissement.

Plus qu’encadreur, il était également peintre. Pas en bâtiment lui. Il signait « Coutarel », du nom de son oncle, mais aussi, alternativement, de son propre nom : Jean-Pierre Pradel.

C’était le frère de Michel. Le photographe taurin de la rue de l’Aspic toute proche.

Sous le porche, s’ouvrant finalement sur la place du marché qui ne connaissait pas encore son palmier, il n’y avait ni « Miam-miam », ni l’actuelle buvette.

En remontant la rue Fresque, à la place de l’atelier d’artiste de Yann P., il y avait la mercerie de Ninie. La mère de mon ami Charles C., la grand-mère de sa fille Clémence et l’on pourrait même aller jusqu’à la grand-mère par alliance d’Alexandre Montcouquiol et la grand-tante de Romain C-G qui, à eux deux, reflètent deux des plus fortes passions de cette ville.

Quand nous étions au Lycée Alphonse Daudet, c’était un de nos points de chute pour poser nos cartables et filer aux flippers.

A sa suite, il y avait la boutique du cordonnier. Plus haut, pas encore « les Enfants de Nîmes ».

En face de la boulangerie, il y avait un « Bon lait ».

Il fallait descendre une petite marche pour entrer dans le magasin mieux achalandé qu’une grande surface. On ne peut plus voir cette petite marche, car l’immeuble a été muré pour éviter qu’il ne soit squatté.

On l’appelle, parce que c’est écrit sur sa façade, la « maison de l’avocat des pauvres ».

Il m’arrive souvent en le regardant de songer aux prisonniers qui, tous les jeudis matins, descendaient de la prison centrale, passaient devant, fers aux pieds et en sabots de bois, pour aller terminer leur peine au bagne de Toulon. Le bruit était si sourd que la vie s’arrêtait et qu’il marqua à vie mon père. A chaque diffusion de « Papillon », aux premières images il m’en faisait la réflexion.

Plus haut encore, l’hôtel de Monsieur Chouleur, son entrée principale et son jardin d’agrément très arboré. Puis la maison de l’oncle Jean, de la tante Rose et de sa sœur Lucie, de Madame Rossignol dont le nom me surprenait.

Et enfin, tout en haut, à l’angle de la rue de la Madeleine, un magasin de jouets. Ce n’était pas aussi grand que le « Bazar de l’Hôtel de Ville ». C’était un couloir tout en longueur. Un couloir rempli de merveilles. C’est là, dans cette rue, que j’ai passé une partie de mon enfance quand j’allais chez mes grands-parents paternels.

Mais ce qui, à cette époque-là, m’a le plus marqué dans cette rue, c’est la boucherie de Mr Vigouroux. Il était grand et fort, comme un boucher. Serré dans ses habits de travail à petits carreaux bleus par une blouse croisée blanche. Il avait bien entendu un crayon gras posé sur son oreille droite.

Il posait la viande sur le plateau de la balance comme s’il l’avait déjà pesée, et l’emballait, dans ce papier si caractéristique de sa profession, avec une telle dextérité qu’elle était comme ficelée.

Pieds et poings liés. Impossible de bouger.

Les jours de pluie, il mettait de la sciure au sol. Il n’avait pas à aller bien loin pour la chercher puisque son voisin était le menuisier.

Sur la devanture de sa boutique, il y avait des carreaux en faïence blanche.

Mais ce qu’il y avait de plus beau, c’était, les lendemains de corrida, quand il plaçait son croc de boucher et qu’il y pendait la tête d’un toro de combat de la veille.

Un filet rouge coulait légèrement et remplissait le joint de ses carreaux faïencés. Je sais qu’il n’est pas «politiquement correct» de le souligner. Mais c’est la vérité crue, qui ne m’a pas traumatisé. Cette tête était pour moi comme un aimant.

Et je m’entends encore dire à ma grand-mère, « Mamie, mène moi voir le toro. »

Elle s’exécutait toujours, parce qu’elle m’aimait, mais aussi parce qu’elle en profitait pour faire ses courses. Même si l’on pouvait circuler en voiture dans la rue, elle me laissait pendant cet instant devant la bête aux yeux clos en me demandant de ne pas la toucher.

Je l’ai toujours caressée, en frottant, fort et aussi vite que possible, l’intérieur de ma main au fond de la poche de mon pantalon. »

Patrice Quiot