Version Bartolomé B. :
« L’abattoir de Séville a joué un rôle central dans la naissance de la tauromachie contemporaine. Dès 1546, une requête présentée à la municipalité de Séville signalait que, chaque jour, des taureaux étaient courus «à pied» et à portes fermées dans l’abattoir. En 1579 et 1582, deux autres documents attirent l’attention des édiles sévillans sur le danger que faisaient courir à la santé publique, en temps d’épidémie, ces corridas improvisées, qui attirent un «grand concours de peuple». Les interdictions municipales répétées prouvent que cette coutume, loin de disparaître, s’amplifie au contraire.
Et lorsque au XVIème siècle, l’aristocratie abandonne les jeux taurins – la dynastie des Bourbons, inaugurée à partir de 1700 par Philippe V, le petit-fils de Louis XIV, prise assez peu ces spectacles -, c’est cette forme de combat populaire qui triomphe. Pendant la première moitié de ce siècle, les toreros qui reçoivent des émoluments sont d’anciens employés de l’abattoir de Séville, lieu de rencontre privilégié entre la campagne, d’où viennent taureaux et vaqueros, et la ville, grande consommatrice de viande et de jeux. Ainsi, le premier torero qui apparaît dans les comptes municipaux, un certain Miguel Canelo, reçoit, pour l’année 1733, deux mille cent réaux, soit le double du salaire des employés de l’abattoir.
En 1743, une distinction est faite entre les estoqueadores, les toreros qui portent l’estocade, et les banderilleros qui sont leurs assistants. Dès 1744, on réglemente les cuadrillas* qui accompagnent les matadors. En 1750, la Maestranza, c’est-à-dire l’institution qui a en charge l’organisation des fêtes, établit une hiérarchie entre les matadors.
Cependant, pour que la voie soit définitivement ouverte à la corrida moderne, trois conditions supplémentaires devaient être remplies :
1/ La professionnalisation des toreros, la pratique taurine devenant un métier à temps plein et non plus une pratique occasionnelle.
2/ La séparation rigoureuse entre les professionnels et le public, désormais exclu de l’arène. D’où l’élaboration de règlements qui précisent à la fois les conditions d’usage de la profession et les normes du jeu.
3/ La constitution d’élevages de taureaux « braves », les plus aptes à la célébration du jeu.
On peut considérer que ces conditions furent réunies au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle, à Séville et probablement ailleurs. Les premiers toreros célèbres, Pedro Romero, de Ronda (petit-fils de celui qui, le premier, aurait utilisé une muleta), José Delgado, dit Pepe Hillo, et Joaquín Rodríguez Costillares (dont le grand-père et le père avaient été tripiers à l’abattoir de Séville) ont favorisé cette évolution.
Alors que les toreros – José Delgado, dit « Pepe Hillo », et Francisco Montes, « Paquiro », – réclamaient, l’un en 1796, l’autre en 1830, la réglementation des corridas, les autorités, soucieuses de contrôler un spectacle de foule dont pouvait naître le désordre, prenaient des mesures adéquates : les ordonnances du Conseil de Castille vers 1770, un premier règlement de Madrid en 1777, celui du gouverneur civil de Séville en 1858 sont des exemples de cette mise en ordre progressive d’une fête en plein essor. L’exclusion du public de la piste ne sera d’ailleurs obtenue qu’après l’emploi de la force militaire.
C’est à cette époque également que furent créés les élevages de taureaux, dont sont issus aujourd’hui la totalité des ganaderías. Tous ont été créés dans le district d’Utrera, province de Séville : celui de don Gregorio Vásquez en 1757 et celui du comte de Vistahermosa vers 1760. Ce sont eux qui, par la pratique systématique de la tienta, ont créé le type du toro de lidia.
Une partie de la fascination exercée par la tauromachie est due à l’art de quelques toreros célèbres. Jusqu’au début du xx » siècle, le « toreo de jambes » prédominait. Face à la puissance, à l’agressivité, au tempérament de bêtes rapides, toutes en muscles, aux cornes acérées, il n’est pas question de jouer à la statue ou de « composer la figure ». L’homme doit compter sur son jeu de jambes pour esquiver les assauts répétés du taureau. La corrida est alors avant tout un combat, dont l’émotion est l’attrait principal. Les picadors restent des auxiliaires indispensables. L’épreuve des piques, parfois renouvelée cinq, six ou sept fois, et qui coûte la vie à plusieurs chevaux est seule capable de réduire la force et la vitesse de l’animal.
S’il favorise le torero athlète, le jeu de jambes ne signifie pas que les qualités artistiques sont accessoires. A lire le « Voyage en Espagne » de Théophile Gautier, Francisco Montes, « Paquiro », en était bien pourvu, de même que des « toreros romantiques ». Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la rivalité entre le Cordouan Lagartijo, aux manières raffinées, et Frascuelo, créa un premier âge d’or de la tauromachie, au temps où l’Espagne s’affirme « dévote de Frascuelo et de la Vierge Marie», avant que Rafael Guerra, « Guerrita », n’apparaisse comme le pape de la tauromachie. »
Bartolomé Bennassar dans « Histoire » mensuel 164 (Mars 1993).
Version Miguel de C. :
« … Il me semble que la première fois que j’ai vu le soleil, ce fut à Séville et à l’abattoir, qui est hors de la porte de la Viande, d’où j’imaginerais, n’était ce que je dirai plus tard, que mes parents durent être des dogues, de ceux qu’élèvent les exécuteurs de ce lieu de confusion, auxquels on donne le nom de bouchers.
Le premier que je connus pour maître fut un certain Nicolas le camus, garçon robuste, trapu et colérique, comme le sont tous ceux qui exercent la boucherie. Ce Nicolas m’apprenait, à moi et à d’autres jeunes chiens, à attaquer les taureaux, en compagnie de vieux dogues, et à les saisir par les oreilles.
Je devins, avec une facilité singulière, un aigle dans ce métier.
Sachez d’abord que tous ceux qui y travaillent, du plus petit au plus grand, sont gens à conscience large, sans âme, sans crainte du roi, ni de sa justice, et vivant pour la plupart en marge du mariage.
Ce sont des oiseaux de proie carnassiers, se nourrissant, eux et leurs amies, de ce qu’ils volent. Chaque matin des jours de viande, avant l’aube, se réunissent à l’abattoir une grande quantité de filles et de gars, tous avec des sacs qui, venus vides, repartent pleins de morceaux de viande, et les filles avec les filets et les lombes presque entiers.
Il n’est point de bête tuée dont ces gens ne prélèvent la dîme et les prémices dans la partie la plus savoureuse et la mieux parée; et comme à Séville il n’y a point de fournisseur municipal de la viande, chacun peut apporter la bête qu’il veut, et celle que l’on tue d’abord est taxée de la première ou de la dernière qualité.
De cette façon, il y a toujours grande abondance de chair. Les maîtres se recommandent à ces bonnes gens dont j’ai parlé, non pour n’en être pas volés (car cela est impossible), mais pour qu’elles se modèrent dans les coupes et subtilisations qu’elles opèrent dans les bêtes mortes, qu’elles émondent et taillent comme si c’étaient des saules ou des treilles.
Mais rien ne me surprenait tant et ne me paraissait pire que de voir que ces bouchers vous tuent avec la même facilité un homme qu’une vache; en un clin d’œil et en un tour de main, ils plongent un coutelas à manche jaune dans la bedaine d’une personne comme s’ils saignaient un taureau.
C’est miracle si un jour passe sans rixes ni blessures, et, parfois, sans meurtres. Tous se piquent d’être vaillants et même ont leur grain de rufiénisme, nul ne manque d’avoir son ange gardien sur la place de Saint-François, qu’il achète avec des filets et des langues de bœuf. Finalement, j’ai ouï-dire d’un homme avisé que le roi avait trois choses à gagner à Séville : la rue de la Caza, la Costanilla et l’Abattoir. »
Miguel de Cervantès – « Le Colloque des Chiens » (1613), (El Coloquio de los perros), est une des douze nouvelles des « Nouvelles exemplaires ».
Datos :
– Bartolomé Bennassar, né le 8 avril 1929 à Nîmes et mort le 8 novembre 2018 à Toulouse, fut un universitaire, historien et écrivain français de renommée internationale.
– Grand aficionado et spécialiste de l’histoire de l’Espagne à l’époque moderne et accessoirement de l’histoire de l’Amérique latine.
– Miguel de Cervantès, né le 29 septembre 1547 à Alcalá de Henares et enterré le 23 avril 1616 à Madrid, est un romancier, poète et dramaturge espagnol. Il est célèbre pour son roman L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, publié en 1605 et reconnu comme le premier roman moderne.
Nommé commissaire aux vivres par le roi Philippe II lors de la préparation de l’attaque espagnole de l’Invincible Armada contre l’Angleterre, Cervantès séjourna à Séville entre 1585 et 1589. Mais, en 1589, il fut accusé d’exactions, arrêté et excommunié. L’affaire le mettait aux prises avec le doyen et le chapitre de Séville. Au cours de ses réquisitions à Écija, Cervantès aurait détourné des biens de l’Église. Un peu plus tard, en 1592, le commissaire aux vivres fut arrêté de nouveau à Castro del Río, dans la province de Cordoue, pour vente illicite de blé. Il fut de nouveau emprisonné pour une courte période et accepta un emploi à Madrid : il fut affecté au recensement des impôts dans la région de Grenade. C’est vers cette époque qu’il commença à rédiger Don Quichotte. Il eut l’idée du personnage probablement dans la prison de Séville, peut-être dans celle de Castro del Río. Cervantès se retrouva de nouveau en prison à Séville de septembre à décembre 1597 où il retourna encore en 1602 et 1603. En 1601, le roi Philippe III s’établit avec sa cour à Valladolid qui devint pour un temps la capitale de l’Espagne. Cervantès s’y installa en 1604 dans une maison près de l’hôpital de la Résurrection qui lui inspira le décor du « Colloque des chiens », et de « Scipion et Berganza. »
Patrice Quiot