C’était le cousin germain de notre mère.

Il était né en Algérie et y avait toujours vécu.

Su tierra.

Il n’avait connu la France que pendant son service militaire.

Un pied-noir de pura cepa.

Nous sommes en 1967, Etienne a un peu plus de soixante ans et, malade de dépression, arrive à Marignane par avion sanitaire.

Mes parents l’accueillirent au 23 ter Bd Talabo dans l’HLM du Bas Rhône Languedoc, où nous vivions.

Chapeau « Mossant» sur la tête, costume impeccable, cravate parfaitement nouée, gafas de sol et souliers cirés, allure d’un banderillero de postín retirado, Etienne découvrait la France.

Et ne la comprenait pas.

Chaque matin, quand il faisait beau, il marchait dans les rues de Nîmes.

Toujours au soleil.

Comme à Clairfontaine, son pueblo, au pied du Djebel Guelb, pas loin de Tebessa, de Morsott, de Souk-Ahras.

Il rentrait sur le coup de midi après avoir bu une ou deux anisettes «Gras», sa préférée.

Sa manzanilla à lui.

Le dimanche, il allait à la messe et faisait ses dévotions à Notre Dame de Santa-Cruz.

Son hermandad à lui.

A table, les yeux lointains, il parlait peu et fumait.

Des  cigarettes « Job » tirées d’un paquet blanc et bleu.

A Nîmes, Il avait retrouvé un compañero de là-bas.

Monsieur Iacono di Cacito, il s’appelait le copain d’Etienne.

Devant leur anisette, Etienne et M. Iacono se souvenaient de leur gloire passée.

L’exploitation d’alfa pour l’un, le troupeau de moutons pour l’autre, l’adjudication des marchés, le fauteuil d’alcalde et le troquet d’Etienne, la kémia de Mme Sintès ou les perdreaux des hauts plateaux de Constantine.

Ils parlaient dans leur langue à eux, leur pataouète, leur sabir, comme disaient certains.

Un remake amer de Castel et Sahuquet, comme un malouf de Cheikh Raymond, le tonton d’Enrico.

Leurs plazas s’appelaient Guelma, Aïn-Beda, Laverdure, la tombe de leurs parents.

Leurs recuerdos allaient du petit cireur de souliers qui savait si bien tricher aux billes à l’assistante sociale pour laquelle j’avais cru comprendre qu’Etienne avait eu un furtif coup de cœur.

Ils avaient triomphé sous les lumières des lustres du casino de Bône où, pour aller, ils mettaient le smoking neuf fait «a metida » par ce tailleur israélite dont ni l’un ni l’autre n’arrivait à retrouver le nom.

Ils avaient connu des succès faciles au volant de la traction 15 Citroën qu’Etienne avait achetée à un bachaga enrichi par les traficotages.

L’année où Etienne arrivait en France, la Pentecôte nîmoise fêtait ses quinze ans et le dimanche y vinrent  Paco Camino, le Cordobés et Tinín avec les toros du Marquis de Domecq, tandis que le lundi ceux de Joaquín Buendía montrèrent que l’épidémie de fièvre aphteuse était  passée.

Cette année-là, le 9 juillet, le toro mécanique de Robert Blancou roula pour la dernière fois au Mont Margarot et l’après-midi aux arènes, Alain faisait sa présentation de novillero.

Cette année-là, Christian et Lucien toréaient les capéas de la Vistrenque ou de la Vaunage, partaient toréer dans le Nord avec le team d’Alfredo Martinez et Robert Pilès débutait sans chevaux à Lansargues.

Etienne écoutait ces étranges histoires de toros, nous disait qu’on lui avait parlé des arènes d’Eckmühl à Oran ou de celles du Mamelon à Sidi-Bel-Abbès, mais n’a jamais voulu nous accompagner sur les tendidos.

Son rêve n’était pas là et il ne pouvait imaginer qu’il existait des plaisirs autres que ceux qu’il avait connus.

Il  était profondément nostalgique du pays où il avait été heureux.

Il cachait des petits paquets de bonbons sous la serviette de la fille de mon frère, essayait de nous convaincre que Pétain n’avait pas que des défauts et nous expliquait comment ouvrir une figue de Barbarie.

Des soirs, il ne rentrait pas et les gendarmes le retrouvaient le lendemain errant dans la  garrigue.

Il partit à l’hôpital, mais s’en échappa comme s’en serait échappé un maletilla et comme le fit Manuel Benítez.

Le médecin l’envoya à Apt dans un centre d’hébergement des rapatriés pour y finir sa vie.

La dernière fois que je vis Etienne fut à l’occasion d’un déplacement professionnel dans le Vaucluse.

Pendant les quatre jours de ma mission, il m’accompagna.

Je lui montrais Roussillon, Carpentras, le plateau d’Albion des fusées atomiques, le Ventoux de Tom Simpson et le soir, je l’emmenais faire des bouffas dans de bons restaurants.

J’essayais de l’animer.

Le matin où je partis, je fus le saluer et il tint à m’offrir un cadeau.

De sa chambre, il descendit avec un violon et dans le réfectoire, seul, me joua mal une nocturne de Chopin.

C’était tragique.

Il mourut à Apt au début des années 80.

On l’enterra dans la fosse commune.

Carré n°4…

Loin de Clairfontaine, son pueblo.

Loin de l’Algérie, su tierra.

Patrice Quiot