« Au XVIe siècle, la corrida avait lieu le lundi, día de toros, et en semaine, ce qui, comme le rappelle Araceli Guillaume, n’allait pas sans poser problème : Ainsi les paysans et les artisans subissent un préjudice moral et économique, car ils sont poussés à l’oisiveté.
En effet, les fêtes de taureaux ne pouvant avoir lieu ni le dimanche, ni les jours fériés, elles le détournent du travail et sont donc nuisibles pour les individus, mais aussi pour l’ensemble du corps social.
La saison débutait en mars et finissait en octobre.
En 1821, un décret royal limite les corridas au lundi après-midi, au lieu de l’habituel déroulement du matin et après-midi. Puis, au cours du XIXe siècle, on les organisa le dimanche, ce qui coïncidait avec les fêtes religieuses qui, dès 1867, étaient célébrées ce même jour.
À partir du XIXe, la saison taurine est inaugurée le jour de Pâques.
Adrian Shubert souligne combien l’heure et les jours de corridas ont toujours été au centre des débats dans les différentes institutions. En effet, cinq heures de l’après-midi (début de la corrida) était l’heure de reprise du travail après la sieste. La question du jour de la célébration de la corrida s’inscrivait donc dans un débat plus complexe entre festivités religieuses et journées de travail.
En 1884, la Mairie de Madrid interdit les corridas en semaine, considérant que cela incitait les ouvriers à quitter leur travail plus tôt. La particularité de cette fin de siècle, c’est de donner une dimension sociale au thème taurin en l’inscrivant dans le combat pour la limitation du temps de travail et pour le repos hebdomadaire.
Dès la fin du XIXe, une série de lois cherche à réduire ce temps de loisir en supprimant les corridas le dimanche.
En 1892, un premier projet de loi sur le repos dominical est présenté par la Commission de Réformes Sociales, mais ne semble pas être appliqué.
Ce projet est à nouveau présenté 12 ans plus tard et voté par la Chambre, bien que suivi d’un tollé général dans le monde taurin.
Non pas qu’il soit contre le repos dominical, mais il s’oppose à ce qu’il soit étendu aux corridas, considérées par ce décret comme n’importe quel autre travail.
Le décret est publié dans la Gaceta de Madrid du 4 mars 1904.
Carlos Serrano a souligné le fait que « l’image de l’inutilité, voire de l’immoralité du torero, opulent, richissime, supposé inculte et ostentatoire, devient un lieu commun du discours social où elle s’oppose violemment à la légitimité revendiquée du trabajador consciente que le mouvement ouvrier cherche à promouvoir au tournant du siècle. »
Il évoque la participation au débat des socialistes qui proposent, en plus de l’interdiction des courses de taureaux le dimanche, la fermeture des tavernes.
Durant l’été de cette même année, le PSOE et l’UGT mènent une campagne d’opinion dont El Socialista publie certains articles.
M. Gómez Latorre, représentant des Sociétés ouvrières de l’Institut, dans son article publié par l’Heraldo de Madrid en octobre 1904, et repris dans El Socialista le 14 octobre 1904, analyse le rôle de la classe ouvrière dans cette affaire.
« Que las corridas de toros, con sus derivados el flamenquismo y el matonismo, ejercen una influencia perniciosa en el pueblo español, está sobradamente demostrado por pensadores y escritores ilustres, y se halla en la conciencia de una gran parte de los mismos aficionados a esa fiesta. »
Ce discours anti-taurin était très généralisé dans les milieux progressistes et intellectuels. La corrida représentait, à leurs yeux, un loisir populaire contre lequel ils s’insurgeaient au nom d’une culture savante, moderne.
Par ailleurs les arguments socialistes provenaient, peu ou prou, d’une espèce de fond commun d’époque, que vulgarisaient tous les tenants d’un vague « régénérationnisme » pour lequel les maux de la patrie étaient symbolisés par le flamenco, la taverne et, justement, la course de taureaux.
Les revues taurines publiaient les articles de protestation des aficionados. Un journaliste de Don Jacinto attire l’attention sur les effets contraires de la suppression des corridas le dimanche, en s’appuyant sur l’exemple du Mexique, en 1894.
En novembre 1904, suite à cette proposition de loi, les réunions entre défenseurs se multiplièrent à Bilbao, à Valence et à Madrid.
Le discours de Pascual Millán est publié le 10 novembre dans Sol y Sombra : « Comprenderán el absurdo de imponer el descanso dominical a personas que sólo trabajan en domingo. »
Il attribue la décision de ces politiciens à « sus erróneas ideas sobre el espectáculo, su falta de españolismo y su indigestión de principios metafísicos y sociales. »
Finalement, le règlement d’application de la loi sur le repos dominical modula ses effets pour la corrida, « las cuales sólo podrán celebrarse en domingo cuando coincidan con las ferias y mercados. »
Ce qui n’est pas sans constituer un paradoxe supplémentaire aux yeux de certains taurophiles.
Voilà ce qu’en conclut de manière ironique un aficionado : « Esa ley despótica, contraria a las libertades y al sentido común pretende indirectamente concluir con nuestra típica fiesta nacional. »
La nouveauté du débat anti-taurin de cette fin de siècle repose sur deux éléments : le premier, sa divulgation dans la presse quotidienne et spécialisée ; le deuxième, l’émergence d’un courant de censeurs qui font campagne.
Car c’est bien de censure du loisir dont il s’agit, et à tous les niveaux : journalistique (réduire le nombre de revues taurines, diminuer le nombre de colonnes consacrées aux comptes rendus taurins), parlementaire (supprimer les corridas par le biais législatif), et académique (exclure les membres susceptibles d’en faire l’éloge).
Cependant, ce prurit moraliste, qui rassemble un noyau d’intellectuels et de journalistes, ne pourra pas venir à bout du loisir espagnol le plus populaire. Les arguments anti-taurins, loin d’être nouveaux, se répètent, et les mesures législatives se multiplient. Leur réitération est la preuve même de leur inefficacité.
En outre, à force de vouloir censurer, on aboutit à l’effet contraire : parler et faire parler de la corrida. Le discours contre ce loisir devient l’espace de rivalités politiques et il s’inscrit pleinement dans la problématique sociale de l’époque autour du temps de travail et du temps de loisir, puisque la corrida est à la fois travail et divertissement. Et l’évolution même du jargon taurin le confirme : face aux suertes (les unités minimales de la corrida) qui renvoyaient au « jeu », s’est imposé le concept de faena qui évoque davantage la notion de travail. »
Fuente : « La corrida fin de siècle : Un loisir controversé (Parcours dans la presse de 1890 à 1915)» par Sandra ÁLVAREZ.
Datos :
Sandra Álvarez.
Sandra Álvarez, née en 1973, agrégée d’espagnol et docteur de l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, est professeur de langue et littérature espagnoles au Lycée Français de Madrid. Membre du Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine (CREC), elle est l’auteur d’une thèse sur les campagnes anti-taurines et anti-flamenquistes de la fin du XIXe siècle en Espagne, ainsi que de plusieurs articles sur la tauromachie et sur le flamenco de cette époque.
Patrice Quiot