« … Gallardo était tombé devant moi. A demi écrasé sous sa monture, il n’avait pas changé de couleur, et avant d’être dégagé il remerciait, d’une main qui restait libre, la multitude qui l’applaudissait. Il faut que ces hommes soient de bronze. Leur jambe droite, à la vérité, est bardée de fer ; mais c’est à gauche qu’ils tombent toujours sur leurs bras vêtus seulement de velours. Ils reçoivent à chaque chute, sur leur poitrine couverte de satin, un cheval mourant avec sa selle de bois, et leur tête nue cogne quelquefois la barrière avec une telle violence, qu’elle retentit comme frappée par un coup de massue. La moindre de ces chutes, dit-on dans la Péninsule, et j’en suis persuadé, tuerait tout autre qu’un Espagnol, et les Espagnols eux-mêmes, si durs qu’ils soient, n’en reviennent pas toujours. Les picadors, rarement blessés par le taureau, meurent presque toujours des suites de quelque chute affreuse. Le fameux Sevilla, dont M. Mérimée se disait dernièrement l’ami et dont M. Théophile Gautier a fait un si vivant portrait, a péri misérablement l’année dernière. J’ai assisté à plus de vingt corridas, tant à Madrid qu’en Andalousie, et je n’en ai jamais vu de si peu meurtrière que l’on n’emportât point un ou deux picadors à l’infirmerie.

Le taureau était bon en effet, comme le criait la foule, car tout cela n’était encore que plaisanterie, et nous allions assister à des scènes bien autrement tragiques. Gallardo, habitué, tant son bras est ferme, à arrêter les taureaux du bout de sa pique, s’était relevé furieux de sa chute. A ma grande surprise, son cheval avait pu se remettre sur ses jambes. Ses boyaux sortaient d’une large blessure béante et formaient sous son ventre une affreuse végétation. Inondé de sueur et comme sortant de l’eau, il tremblait de tous ses membres et se soutenait à peine. Gallardo, après avoir tâté son oreille, mit le pied à l’étrier et l’enfourcha paisiblement. L’animal n’était que décousu ; il pouvait marcher encore. Quelquefois, on coupe les entrailles, on les remplace momentanément par une botte d’étoupe, et l’on recoud la blessure. Il y a là des hommes prêts à faire ces sortes de reprises. Cette opération fut épargnée au cheval de Gallardo, un pauvre cheval noir qui n’avait qu’une oreille. Poussé par les longs éperons de son cavalier, il avança au petit galop, les yeux bandés, vers son ennemi, qui l’attendait immobile au milieu du cirque. En toute occasion, c’eût été de la part de Gallardo un acte de rare audace ; avec un taureau aussi dangereux, c’était de la démence. Un picador doit rester à six ou huit pas de la barrière, car, dès qu’il est renversé, il se trouve à la merci du taureau, sans arme, sans défense et sans moyen de fuir ; la pique est, comme je vous l’ai dit, un bâton inutile, et sa jambe, bottée de fer, ne lui permet pas de courir, en sorte que, si la balustrade est éloignée, il est mis en pièces vingt fois avant d’avoir pu la gagner. Gallardo avait compté sur la force de son bras, mais il avait mal calculé le nombre de minutes que son cheval devait vivre.

La malheureuse bête se mourait ; ses pieds, en marchant, s’embarrassaient dans ses entrailles et, arrivée en face du taureau, qui la regardait venir, elle s’abattit tout à coup. Le picador tomba désarmé et à découvert entre sa monture et son ennemi. Aussitôt le taureau bondit et se jeta sur lui. Par un hasard providentiel, l’homme étendu par terre et collé contre le sol fut manqué. Les cornes terribles rasèrent ses reins et allèrent mettre en poussière derrière lui la selle du cheval éventré, Le taureau s’arrêta court, se retourna, revint à la charge, et Gallardo était perdu sans le matador, qui apparut brusquement à ses côtés.

C’était le Chiclanero. Entre l’homme terrassé et le taureau bondissant, c’est-à-dire entre la vie et la mort du picador, il y avait à peine un mètre de distance quand le Chiclanero empoigna par la queue le monstre qui se retourna avec furie. Vous décrire les sauts immenses que fit faire la bête écumante au matador, qui ne lâchait pas prise, et la valse effrénée qu’ils dansaient ensemble, me serait impossible ; mais Gallardo, durant ce temps, s’était relevé, et, clopin-clopant, avait gagné la barrière. Le Chiclanero lâcha prise alors, et le taureau se vengea d’une première défaite en éventrant, en deux bonds, les chevaux frais des deux picadors restés dans l’arène. Cinq cadavres gisaient donc au milieu du cirque, ce qui n’est pas énorme, car j’ai vu, à Séville, un certain taureau blanc tuer treize chevaux en moins de dix minutes ; mais cela parut suffisant, et de tous côtés, retentit le cri de : Banderillas ! banderillas !

Sur un signal du président, qui appuya cette demande, les plus légers des chulos s’armèrent chacun de deux flèches enjolivées de rubans de papier, et non point semblables à des fuseaux énormes, comme le pourrait faire croire certain tableau de l’exposition, plein de fautes au point de vue tauromachique. Lassé de tuer des chevaux que d’autres chevaux remplaçaient aussitôt, et de renverser des cavaliers qui se relevaient toujours, le taureau se mit à poursuivre à outrance les banderilleros, qui le fuyaient avec une agilité charmante. J’ai vu de ces hommes, au moment où le taureau se précipitait sur eux, sauter par-dessus ses cornes, au risque de s’empaler en tombant sur la tête. Le Chiclanero fit mieux encore. Poursuivi avec une effrayante rapidité et près d’être atteint, il se retourna brusquement, regarda le taureau qui s’arrêta comme fasciné par ce regard, et auquel il ôta gravement son bonnet au bruit d’une salve d’applaudissements.

Poser des banderillas n’est pas une chose facile. Il faut appeler à soi le taureau, l’attendre, et, lorsqu’il baisse la tête pour vous clouer, lui planter délicatement au-dessus du cou, en sautant de côté, ces jolis javelots, dont la pointe, faite en bec d’hameçon, pénètre à peine le cuir, mais dont le bois, en oscillant, excite au dernier point l’animal, qui bondit de plus belle. Quand il se trouva lardé de trois paires de banderillas, son état d’exaspération ne laissa plus rien à désirer, et de tous les côtés l’on cria : « Qu’on le tue ! qu’on le tue ! ».

Le président agita son mouchoir, et tout aussitôt une fanfare retentit. Alors le Chiclanero (c’est-à-dire né à Chiclana), ce jeune homme qui venait de sauver la vie à Gallardo, s’avança vers la loge du président. Le Chiclanero, qui est le neveu et le meilleur élève du grand Montés, est un joli garçon de vingt-cinq ans, de la plus svelte tournure. Il portait un élégant costume de satin vert, tout brodé d’argent, bas de soie roses, manchettes de Malines, escarpins irréprochables ; d’une main il tenait une longue épée nue et un petit voile écarlate (la muleta). J’ai voulu manier une épée de matador. C’est une lame du meilleur acier de Tolède, droite comme une latte de cuirassier, aussi longue, aussi lourde, plus étroite seulement, et coupant des deux côtés jusqu’en bas. La garde forme une croix, et la poignée, très courte, garnie de plomb et recouverte de drap rouge, s’arrondit comme un anneau, de façon à présenter un point d’appui à la paume de la main. Arrivé sous la loge du président, le matador demande la permission de tuer le taureau au nom de la liberté, de la reine, de la constitution ou de toute autre chose également respectable. La permission accordée, il jette en l’air son bonnet (sa montera), et se mêle aux banderilleros, qui continuent d’exaspérer l’animal. En apercevant le voile écarlate, couleur qui lui est particulièrement odieuse, le taureau se précipite ordinairement sur le matador ; alors les chulos s’écartent, et le duel commence. Pour le spectateur encore novice, c’est le moment de l’une des émotions les plus violentes qu’il soit possible de supporter. Ce jour-là, les habitués les plus endurcis tremblaient comme moi, et ce n’est pas sans raison, comme je vais vous le dire.

La tauromachie a été fondée sur la stupidité du taureau, et particulièrement sur la manière dont sont disposés chez lui les organes de la vue. Ayant les yeux placés de chaque côté de la tête, le taureau voit très bien un objet qui est à sa droite ou à sa gauche, ou même devant lui, à un assez grand éloignement pour que ses deux rayons visuels convergent et se réunissent sur cet objet ; mais il ne peut fixer et il entrevoit très confusément un homme posé juste en face de lui à une très courte distance. Quand l’espada s’avance droit vers le taureau et lui présente, à trois pas, son voile rouge, il lui donne le change aisément et le fait fondre sur les plis flottants de la muleta, tandis qu’il s’esquive en l’écartant de son corps. Cette muleta est donc un véritable trompe-l’œil. Le matador tient l’épée de la main droite et la muleta de la gauche. Il se place en face et à peu de distance du taureau, brusquement, sans se faire voir de loin, et il s’avance, présentant devant lui sa muleta. Le taureau se précipite tête baissée, en reniflant, sur le voile rouge, et, dans son élan, passe à droite de l’homme, presque sous son bras, et si près, que la corne effleure son habit, et même a quelquefois enlevé son mouchoir à demi sortant de sa poche, ce qui est un incident très goûté. Furieux d’avoir manqué son coup, il revient à la charge, et le matador s’esquive de la même manière. A la troisième passe, qui doit être la dernière, le taureau, plus froid, par conséquent plus dangereux, s’arrête tête baissée devant le torero et semble calculer son élan. Le matador se pose alors devant lui, la poitrine effacée, le jarret tendu, l’épée abaissée vers le taureau et la muleta au-dessous de l’épée. L’homme et la bête se mesurent avec une rage muette. En ce moment, votre cœur roule dans votre poitrine et votre respiration s’arrête. Tout à coup le taureau s’élance, l’homme part ; un choc a lieu, un éclair brille, et, quand le coup est bien porté, la longue lame disparaît jusqu’à la garde entre le garrot et la nuque du taureau, qui tombe à genoux ou qui se cabre en beuglant.

C’est ainsi que l’espada agit toujours avec un taureau franc (claro) et courageux ; mais tous les taureaux n’ont pas le même caractère, ni la même vue, et c’est la science du matador de juger à l’instant son adversaire. Devant un animal fourbe qui joint la ruse à la vigueur, qui, au lieu de fondre avec furie, attend ou recule, devant un taureau qui, par exception, voit bien devant lui, et surtout devant une bête lâche qui fuit devant l’épée et dont la peur change l’allure, le rôle devient autrement difficile.

Le taureau que nous avions sous les yeux était le plus dangereux qui eût paru depuis longtemps sur la place de Madrid. Il sortait de la ganadería (du haras) de don Pinto López, éleveur fort en faveur en ce moment ; car les aficionados prennent parti, les uns pour les taureaux de don Pinto, les autres pour ceux de don Éliaz Gómez, à l’imitation de nos sportsmen, qui partagent leur confiance entre les écuries du prince de Beauveau et celles de M. de Rothschild. Dès que le Chiclanero eut présenté à son ennemi la muleta, le taureau laissa de côté le voile trompeur, et se rua sur l’homme. Le léger matador s’esquiva en faisant de côté un bond énorme ; mais un murmure de crainte s’éleva de tous les gradins. Le taureau s’était arrêté de nouveau et le Chiclanero l’étudiait en homme qui comprenait le danger. Il lui présenta une seconde fois la muleta. Pour comble de malheur, en ce moment suprême, une brise légère vint à passer dans l’arène : le moindre souffle qui, dans cet instant, agite le voile du matador, et pousse vers lui ses plis écarlates, augmente affreusement le péril. Le taureau, immobile, acculé sur ses jarrets, attendait son adversaire en secouant ses cornes ensanglantées. Les animaux qui attendent sont les plus difficiles, car le matador, ne pouvant pas recevoir leur choc et les laisser s’enferrer sur son épée tendue, doit les attaquer et se jeter sur eux ; et comment assurer son coup, quand l’animal secoue la tête de façon à rencontrer et à ouvrir en passant, de l’une de ses cornes, le bras du matador ? Tous les yeux étaient fixes et la multitude semblait pétrifiée. Le Chiclanero voulut en finir, il s’approcha l’épée à la main du monstre qui continuait de secouer la tête sans bouger. « Prends garde ! Prends garde ! » criait-on des gradins. « Il va tuer le Chiclanero ! » disait-on dans les loges, et tout d’un coup une partie de la foule se mit à entonner le chant des morts.

Cette lugubre prière, murmurée par six mille voix, rendit horrible cet instant d’angoisse. Le matador, pâle comme une statue, visant de la pointe de son épée l’épaule du taureau, prêt à le frapper à « vuela pies », c’est-à-dire en se jetant sur lui, fit un pas en avant, et, sautant tout à coup, voulut porter son estocade ; mais ce que l’on craignait arriva, son bras fut effleuré, l’épée glissa sur le cuir, et l’homme tomba désarmé entre les deux cornes du taureau, qui releva la tête avec furie. Le Chiclanero vola et tournoya en l’air comme une paume chassée par une raquette, et retomba sur le dos, la face en l’air, sans mouvement. Les douze mille spectateurs se levèrent tous ensemble : « Il est mort ! il est mort ! » cria-t-on de toutes parts. Les chulos accoururent et détournèrent le taureau. Le Chiclanero n’était pas mort ; il se releva aux applaudissements de la multitude. Son premier soin fut de passer la main sous ses habits pour juger de sa blessure : la corne, par bonheur, avait glissé sur le satin luisant de son costume, et la peau seule était entamée. Il ramassa donc son épée sur-le-champ, en essaya la pointe sur l’index, et courut au taureau. La lutte ne fut pas longue. L’homme était livide de colère et plus furieux que la bête. Il se posa devant elle avec une audace sublime. En ce moment, il me sembla que l’honneur de la race humaine tout entière était intéressé au triomphe du Chiclanero, et mon cœur bondit d’enthousiasme en voyant cet homme si brave et si élégamment brave. Le taureau, comme s’il reconnaissait son ennemi, poussa un long rugissement et bondit avec furie. Le matador, immobile, la poitrine effacée, le corps porté sur son jarret de fer, reçut le choc sans être ébranlé, et le taureau tomba à genoux en vomissant des flots de sang par les naseaux. De sa longue épée, on n’apercevait plus au-dessus du cuir que la petite poignée sanglante. Une bonne estocade ne doit pas faire répandre une seule goutte de sang ; mais, dans la situation, le coup était superbe.

Rien ne peut donner l’idée du tonnerre d’applaudissements qui éclata de tous côtés à la fois ; toutes les voix, un instant retenues, partirent en même temps. C’étaient des cris frénétiques, des trépignements enragés ; tous les mouchoirs volaient en l’air ; une pluie de chapeaux, de cigares, de porte-cigares, tomba dans l’arène, dont le Chiclanero fit le tour en souriant et en saluant le public avec grâce. Il rejeta aux spectateurs les chapeaux qu’on lui lançait en signe d’allégresse, ramassa les cigares, enjamba la barrière, et se mit à fumer dans le couloir avec ses amis, comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé ! »

Alexis de Valon : La decima corrida de toros

Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 14, 1846 (p. 63-84).

Datos :  

– Marie Charles Ferdinand, dit Alexis de Valon, est un archéologue, voyageur et écrivain français, né à Tulle en 1818 et mort à Saint-Priest-de-Gimel (Corrèze) en 1851.

Fils cadet du comte Antoine Joseph Louis Sylvestre de Valon (1784-1848), député légitimiste de la Corrèze de 1824 à 1831 et de 1837 à 1842, maire de Tulle, et d’Anne Aspasie de Gaudechart, Alexis de Valon part pour l’Orient en avril 1842, à l’âge de vingt-quatre ans : parti d’Italie, il passe par la Sicile, la Grèce, Smyrne, où il s’intéresse de près à la vie politique, économique et sociale de la ville, notamment à la condition des femmes. Il ramène de ce voyage les matériaux de son récit : Une année dans le Levant, publié en 1846.

Le vicomte de Valon meurt accidentellement par noyade en 1851, en tombant dans l’étang de Saint-Priest-de-Gimel, près de Tulle, où sa famille avait son château.  

– José Redondo Rodríguez dit « El Chiclanero », né à Chiclana de la Frontera (province de Cadix, Andalousie) le 13 mars 1818, mort le 28 mars 1853 à Madrid

Fils d’un ouvrier agricole très pauvre, il voit dans le toreo un moyen de sortir de sa condition. Il est remarqué au cours d’une novillada par « Paquiro » (Francisco Montés) qui l’engage dans sa cuadrilla où il restera pendant quatre ans banderillero. Il le considère comme son maître. C’est « Paquiro » qui lui donne l’alternative à Bilbao le 26 août 1842, puis la confirmation d’alternative à Madrid le 19 septembre 1842.

Très orgueilleux, refusant de toréer les taureaux qu’il juge trop petits, il lui arriva d’en tuer deux au cours de la même faena. L’exploit a lieu au Puerto de Santa María où, pendant qu’il combat, un autre taureau brise la porte d’un chiquero et se présente dans le ruedo. Avec un grand calme et après avoir donné deux passes à l’animal, « El Chiclanero » le tue d’une estocade précise et retourne terminer son combat avec l’autre taureau.

Acclamé, très apprécié, « El Chiclanero » a été une grande figure de la tauromachie, dont la rivalité avec « Cúchares » est restée aussi célèbre que celle de son maître « Paquiro » avec le même matador. Une véritable animosité opposait « Cúchares » et « El Chiclanero », aussi bien dans l’arène qu’à l’extérieur. Si « Cúchares » était plus varié à la cape, « El Chiclanero » était plus élégant et plus sincère à la muleta et à l’estocade où, dans l’histoire de la tauromachie, il est considéré comme un torero-prodige. En fait, il excellait dans les trois tercios de la lidia. On considère qu’il a poursuivi l’œuvre de « Paquiro » et que s’il ne l’avait pas pérennisée, elle n’aurait pas autant marqué l’histoire de la tauromachie. Il est aussi resté célèbre pour la vie déraisonnable qu’il menait, s’adonnant très tôt à la boisson. Il a été emporté par la phtisie à Madrid le jour même où il devait participer à la première corrida de la temporada.

Patrice Quiot