Outre ses immenses qualités humaines, celles de fin bricoleur, son talent de conteur d’histoires, de faiseur de jeu de mots et ses vertus d’aficionado de catégorie, Serge Navel « El Rubio » est un exceptionnel cuisiner, un grand œnologue et un excellent pédagogue.
Son extraction nîmoise, son habileté à la pétanque et son appétence au « Ricard » complétant le tableau, il nous est apparu assez légitime de reprendre ci-dessous le texte d’une recette vernaculaire qu’il a eu l’extrême aménité de me faire parvenir et dont je suis certain qu’il aurait eu grand plaisir à vous faire partager le résultat autour d’une grande table d’amis réunis un midi de feria de Pentecôte.
« Mon cher Patrice,
Dernièrement, on papotait sur le taureau, non pas dans sa version brave, en piste avec deux aiguilles sur la tête (enfin, dans une vision idéale…), chargeant mufle au ras du sol dans la muleta alanguie d’un torero de race calé, mais de son passage non moins noble à l’état de viande de boucherie, après une splendide estocade en mouillant les doigts.
Du coup, la soif te venant, tu me questionnais sur le vin de la gardiane. Liturgie oblige, on va avancer de manière ordonnée car avant de boire le vin, ou en même temps, il faut manger et pour manger, il faut cuisiner.
On va donc procéder à une petite révision concernant la préparation de la gardiane et régler tout de suite la question de l’orthographe en ne mettant qu’un N, car je pense que c’est la plus courante, bien que les deux soient possibles.
Question méthode, tu vas le voir, je fais preuve à la fois d’un intégrisme absolu, genre Monseigneur Lefèbvre, et de déviances schismatiques proches de l’hérésie.
Commençons par le tabou majeur.
Pour la gardiane, on va délaisser le noble cornu de race espagnole pour n’utiliser que du Taureau Camargue AOC car, en aucun cas, la viande utilisée ne doit être de provenance étrangère, c’est-à-dire se situer à l’extérieur d’un triangle Salins de Giraud – Arles – Le Grau du Roi.
Dans gardiane, il y a gardian et il est impératif de respecter le signifiant*.
On choisira des morceaux à bourguignon, bien entrelardés, type basse-côte, voire gélatineux comme la joue ou le collier et surtout, on se débrouillera auprès de son boucher pour avoir un peu de sang car la gardiane est un civet.
On procèdera classiquement, comme pour une daube : viande bien saisie sur un lit d’oignons revenus, des lardons (pas fumés), puis ail à peine sauté (après il est amer), juste un poil de farine avec le bout des doigts (ça s’appelle singer), la sainte trinité (thym, laurier, romarin), un clou de girofle, quelques olives noires, une vieille couenne de jambon, du vin à hauteur et une lente cuisson d’au moins trois heures, surtout à découvert pour que le fond réduise et qu’avec la viande il s’oxyde et prenne une belle couleur noire.
Pour le vin de cuisson, on choisira bien sûr un Costières de Nîmes, rond, fruité, peu acide et peu tannique (ça flinguerait la sauce), comme celui du Château Campuget à Manduel.
Et la marinade ? C’est là que je vais m’attirer des ennuis. Je ne marine pas.
Tu ne marines pas ? Non. Et pourquoi ?
Parce que ça résulte de longues années de pratique et de comparaisons gustatives, lesquelles sont corroborées par des chefs devant lesquels je me prosterne, j’ai nommé principalement Michel Guérard.
La marinade répondait à des impératifs d’une autre époque, notamment celui d’atténuer les odeurs de faisandé de viandes ayant parfois dépassé la limite de la bienséance.
Le résultat obtenu avec une viande marinée est séduisant, surtout côté sauce, car la viande s’est dépouillée de tous ses sucs qu’elle a transférés par osmose dans le vin, se trouvant réduite à l’état fibreux.
Personnellement, je pratique la cuisson en deux temps. Comme on l’a vu, je saisis bien la viande avant d’incorporer le liquide afin qu’elle caramélise et que cette coque protège les sucs (ça s’appelle la réaction de Maillard), puis je cuis (enfin, la gardiane) pendant deux heures. Je stoppe la cuisson, ce qui provoque au refroidissement une absorption du liquide par la viande. L’inverse de la marinade.
Tu me suis ?
C’est comme quand tu oublies d’enlever les frites de la poêle et qu’elles aspirent illico le demi-litre d’huile dans lequel elles ont frit.
Une heure avant de servir, je reprends la cuisson. Je stoppe le feu et je lie la sauce au sang hors du feu, dilué (le sang) avec un tout petit peu de farine pour ne pas qu’il brousse.
Et le riz ? Pas de riz. Nouveau regard hagard lorgnant du côté de l’excommunication.
Ça fait une bouillie infâme.
Mais alors, et la règle de l’accord régional ?
As-tu oublié que la Camargue produit à Aigues-Mortes une perle rare : la petite pomme de terre des sables. On la fera cuire au four en « robe de chambre », comme disait ma vieille voisine Hélène, la reine des perles, il y a bien longtemps, et on l’arrosera d’un filet d’huile d’olive après l’avoir fendue en deux.
Pour le vin, puisque ce doit être l’aboutissement de cette longue catéchèse, il n’y en aura toujours qu’un seul, encore un Costières de Nîmes. Bien sûr qu’il y en aurait d’autres, mais c’est une question d’éthique culinaire, on ne sort pas du delta. Chacun peut avoir son chouchou, j’aurais un faible pour la cuvée Syrah de Brousson du Château de Nages à Caissargues, pour ses gros galets de grès roulés façon Châteauneuf, pour cette syrah solaire qui dégage de l’animalité**, et pour l’étiquette qui fera merveille sur la table.
*On est autorisé à utiliser de la viande de toro bravo, à condition de l’appeler daube de toro façon gardiane.
**C’est un terme de dégustation : qui dégage des arômes sauvages. »
«El Rubio» : Un cocinero de postín.
Una muuu buena persona.
Un amigo de toda la vida.
Lo digo y lo firmo yo.
Patrice Quiot