Cette nouvelle baroque de l’ami Jean Rossi.

Qui mettra en scène un torero marchant le long de la N113, la presse quotidienne régionale et Pablo Picasso.

« C’était il y a bien longtemps.

Peut-être début juin 1971 ou 1972.

Il était dix heures du matin. Je filais en direction de Lunel afin d’être à Marseille en début d’après-midi.

Le mistral qui soufflait en rafales violentes avait rendu le ciel lumineux et la température glaciale.

Hier, lundi de Pentecôte, c’était le dernier jour de la feria nîmoise. A la sortie de l’ultime corrida, nous étions tristes comme des écoliers la veille de la rentrée des classes en voyant la foule se disperser sans se prêter au rituel des commentaires après la course. Dans un dernier et dérisoire sursaut de révolte contre le train-train du quotidien qui allait à nouveau nous engluer dans sa monotonie, nous avions décidé de faire une ultime virée dans les cafés du centre-ville.

Ce matin, les effets indésirables mais prévisibles de cette thérapie se manifestaient douloureusement. J’avais l’impression qu’un cercle de fer enserrait ma tête comme s’il s’agissait d’une futaille.

Le ciel d’un bleu dur, le soleil agressif qui m’éblouissait et les bourrasques du mistral qui chahutaient mon véhicule m’exaspéraient. J’avais une grande envie de retourner me remettre au lit mais, bon gré mal gré, cédant aux exigences, je continuais la route à petite vitesse de peur d’être renversé par les coups de boutoir de ce vent en folie.

C’est alors que je vis, de l’autre côté de la route, un homme qui marchait à pas lents. Au premier coup d’œil, il n’y avait rien qui puisse attirer l’attention si ce n’est que ce promeneur était vêtu d’un costume de torero d’un bleu incertain et coiffé d’une montera.

Un sentiment d’inquiétude m’envahit et je compris l’urgence de revenir à une meilleure hygiène de vie. Je fermais les yeux quelques secondes afin que la vision s’efface de ma vue.

Quand je les rouvris, le mirage persistait : je l’avais dépassé et le voyais dans le rétroviseur, allant son train solennel de légionnaire à la parade. Je répétais, mais en y mettant plus de conviction, mes promesses de sobriété, refermais les yeux pour les ouvrir à nouveau et jeter un regard furtif et inquiet dans le rétroviseur. Hélas, l’apparition allait toujours du même pas et je voyais nettement les ors de son costume étinceler sous les rayons violents de ce premier jour de juin.

Heureux, je ne tardais pas à être rassuré sur ma santé mentale en voyant les conducteurs des véhicules qui me croisaient regarder, ébahis, la petite silhouette vêtue d’or. Je compris enfin que je n’étais pas victime d’un délire éthylique et pris la décision de l’accoster afin d’avoir le cœur net sur sa présence ici.

pq02h

Deux kilomètres plus loin, garé sur le côté de la route, j’attendais qu’il arrive à ma hauteur et, le moment venu, je traversais la route et arrivais à ses côtés. Ses longues enjambées régulières lui permettaient d’avancer rapidement et j’avais du mal à rester à sa hauteur.

Comme s’il était certain de trouver la solution à ses problèmes dans cette marche obstinée, il ne faisait aucune attention à ma présence et allongeait au contraire son pas pour arriver plus vite à ce qu’il semblait nettement percevoir dans un horizon qui serait proche pour lui.

Faisant appel à mes maigres connaissances d’espagnol,je le saluais et lui demandais ce qui motivait sa présence ici en pareille tenue. Tout en parlant, je l’examinais à la dérobée. Agé d’une vingtaine d’années, de taille moyenne, il avait le teint olivâtre et les yeux fendus des latinos américains d’origine indienne.

Je ne me trompais pas, il était colombien, de Cali, et il m’expliqua qu’après l’alternative il avait gagné l’Espagne où un personnage du négoce taurin lui avait fait signer quelques courses. Il avait subi beaucoup de blessures, parfois graves, et l’administration lui avait retiré sa carte professionnelle.

A mesure qu’il parlait, tout s’éclairait. Récemment, en effet, j’avais lu dans une revue spécialisée, qu’un torero colombien, trop souvent blessé et en trop peu de temps, s’était vu notifier une interdiction définitive de toréer par le ministre de l’intérieur, ministre de tutelle des toreros en Espagne.

Sans raccourcir son pas, il me dit que cette décision était injuste et que toutes les lettres qu’il lui avait adressées pour demander de revenir sur sa décision étaient restées sans réponse. Il avait alors décidé, avec sa foi naïve d’homme simple, d’aller voir Picasso pour lui demander d’intervenir en sa faveur.

Il s’arrêta soudain de parler et d’expliquer une affaire qu’il avait dû répéter cent fois depuis son départ. Je décidais alors de ne plus l’importuner et lui souhaitais bonne route et bonne chance dans sa démarche.

Quelques instants plus tard, à nouveau installé dans la voiture, je reprenais la direction de Marseille. J’accélérais comme pressé de mettre le plus possible de distance entre l’apparition et moi, de ne plus voir les ors du costume briller dans le rétroviseur.

Le cercle de fer qui me serrait la tête depuis le matin s’était détendu et je n’éprouvais plus les migraines tenaces de la gueule de bois. En revanche, j’étais pris d’un malaise étrange depuis mon entretien avec le torero. Son histoire, baroque et tragique à la fois, m’avait plongé dans une méditation morose.

Pendant mon séjour à Marseille, sa présence ne m’avait pas quitté l’esprit et en prenant le frais, le soir sur le Vieux Port, je reconstituais, sans grand risque d’erreurs, son enfance et son bref parcours de torero.

Ainsi, je l’imaginais, enfant malingre, énième rejeton d’une famille nombreuse, né dans un bidonville de Cali, ville où la violence et la misère côtoient l’insolente opulence des nantis et le charme énigmatique des plus belles filles de Colombie.

Je l’appelais, pourquoi pas… Paquito.

Marqué par sa naissance qui lui enlevait toute perspective d’avenir, il lui restait les boulots minables ou la petite délinquance.

Un oncle, qui avait servi dans la cuadrilla d’un torero local, lui donna quelques rudiments de toreo. Nanti de ce bagage sommaire, il se fait remarquer dans des courses de village, ce qui lui valut des contrats dans de petites arènes où se confirmèrent ses bonnes dispositions.

Il connut des joies indicibles quand le succès était au rendez-vous, mais aussi son premier coup de corne et la violence des publics qui défoulaient sur lui, leur semblable, des siècles d’humiliation quand ils jugeaient ses prestations insuffisantes.

Dans la foulée il reçut une alternative sans retentissement et décida, sur les conseils de l’oncle, d’aller confirmer à Madrid et de s’y installer. Madrid, olympe de la tauromachie qui fait rêver les toreros comme Florence fascine les peintres et Paris les écrivains du monde entier.

Avec les quelques pesos gagnés dans les dernières courses et une collecte dans son quartier, il s’envola vers la capitale espagnole où il s’installa dans une pension de famille de la place Santa Ana. Paquito aimait cette ambiance feutrée et vieillotte de début de siècle où il reconstituait, tant bien que mal, une seconde famille.

Le matin il s’entraînait avec des latinos comme lui et passait les après-midi dans un café taurin devant un café crème. D’après mes calculs, ce devait être le mois de février et l’hiver de glace madrilène n’était pas encore terminé.

Il manquait à mon histoire un personnage essentiel à la carrière de tous les toreros : le manager, l’apoderado. J’en inventais un sur mesure que j’affublais des signes les plus significatifs de la profession pour lui donner plus de vraisemblance : chapeau cordobés aux larges ailes, doigts boudinés cerclés de bagues et chemise cubaine sur un ventre proéminent.

Il s’appelait don Modesto, dirigeait la carrière de deux toreros banderilleros et souhaitait en engager un troisième, sud-américain de préférence, pour un surplus d’exotisme. »

A suivre…

Patrice Quiot