Nous sommes le 22 septembre 1991.

Et c’est dimanche.

Après la dernière corrida de la Feria des Vendanges.

Nous sommes à «L’Atria».

Et les deux aiguilles de l’horloge du Lycée indiquent qu’il est 21h22.

 

L’après-midi, César, le Colombien du quartier de Fatima à Bogotá, avait fait sa présentation dans les arènes du chef-lieu du Gard après l’avoir faite dans le pays de Chateaubriand le 30 juin de la même année, à Palavas, avec un encierro du Marquis de Domecq.

cr10h

Ce dimanche-là, le colombien, qui avait vingt-six ans et dix-sept jours, partageait le cartel avec «Joselito», qui lui, avait vingt-deux berges, trois mois et vingt-deux jours.

 

José Miguel Arroyo Delgado «Joselito » remplaçait Ortega Cano qui, s’il était venu, aurait affiché au compteur nimeño trente-huit printemps moins deux mois et cinq jours.

 

En face des deux compères, les toros de Monsieur Samuel.  

cr10x

Samuel López Flores Romano, qui cette année-là avait más o menos 70 ans, était l’héritier de la huitième génération d’une famille de la Mancha.

 

M. Samuel est l’homme qui a accumulé le plus de terres en Espagne ces vingt dernières années.

Second propriétaire foncier d’Espagne, M. Samuel est à la tête de 23.000 hectares de terrain, ce qui le positionne un peu devant la duchesse d’Albe (20.000 hectares distribués entre Cordoue – où elle possède 17 propriétés – et Séville, Cadix, l’Estrémadure et Salamanque), mais  loin derrière Juan Abelló et  sa femme, l’aristocrate Ana Gamazo (40.000 hectares, cinq propriétés à Tolède, quatre à Ciudad Real et une, la plus importante – Dehesa del Lobillo – à Jaén).

 

Les propriétés de Pépère, elles, se répartissent entre la  Castille-La Mancha et l’Andalousie.

 

On dit que les bêtes de M. Samuel pourraient aller d’Albacete à Séville sans sortir de leurs terres.

Plus de cinq cents bornes.

C’est comme d’aller de Bezouce à Issoudun !

 

Près d’Albacete, à Povedilla exactement, Pépère possède « El Palomar », la finca plus renommée, le fleuron du groupe avec  3.000 hectares.

A côté, à Alcaraz, M. Samuel a encore 5.000 hectares, juste comme ça, manière…

 

Bon, vous avez compris.

Laissons M. Samuel de côté et rendons à César ce qui lui appartient.

 

Neuf ans avant ce beau dimanche de septembre 1991, il avait mangé grave le Colombien :

Sa  mère et sa frangine étaient mortes brûlées vives dans leur maison avec les cierges qu’elles avaient allumés pour prier pour lui.

 

Et en 1990, rebelote :

Il avait chopé la rougne sous la  forme d’une hépatite C consécutive à une transfusion de sang qui lui avait été administrée après un cornalón reçu dans la charmante localité de Palmira (Valle del Cauca), code postal : 763531.

 

Mais, ce dimanche 22 septembre 1991, pour sa présentation à Nîmes, César – fidèle de saint Jude, apôtre du Christ et guérisseur de la lèpre –  avait coupé deux oreilles.

Quand on sait que la même année, avec les toros de Baltasar, il était sorti  en triomphe de Las Ventas le 21 mai,  qu’il avait réitéré le 22 avec ceux de Murteira Grave et qu’il avait triplé la mise le 1er juin avec ceux du même M. Samuel, il devait se dire que la suerte avait peut être tourné.

 

Ce qui se confirmera, à Madrid, le 1er octobre avec les toros de Moura pour sa quatrième sortie en triomphe de la plaza venteña.

 

J’étais donc au bar  de «L’Atria».

Et  les deux aiguilles de l’horloge du Lycée indiquaient 21h22.

 

Pensant à cet étrange monde des toros où tout peut changer si  vite dans un sens ou dans l’autre, j’observais ce qui gravite autour.

 

Et me disais qu’à part les fringues, ce monde-là, lui, ne changeait en rien.

 

Les mêmes têtes, les mêmes embrassades, le même cuento, le même babil.

Le même tout.

 

Por los siglos de los siglos.

 

C’est alors que je vis un Inca.

Petit.

Brun de peau.

Les yeux en amande.

Portant le sombrero vueltiao fait de canne flèche…

… Un marchand de pitahaya, de  chontaduro ou de caimito sur le marché de Barranquilla.

 

Sûr, il devait descendre de Bachué.

 

Je vous raconte :

 

Un jour, une femme svelte et belle sortit du lac Iguaque accompagnée d’un petit enfant.

Elle s’appelait Bachué ; elle s’assit sur la rive du lac et attendit que l’enfant grandisse. Lorsqu’il eut atteint un âge suffisant, elle se maria avec lui et ils eurent de nombreux fils, les Muiscas.

Bachué leur apprit à chasser, cultiver, respecter les lois et adorer les dieux. Bachué fut si bienveillante que les Muiscas se réfèrent à elle sous le nom de Furachoque (« bonne femme » en langue muisca).

Lorsqu’ils furent vieux, Bachué et son époux décidèrent de retourner à Iguaque et se transformèrent en serpents qui disparurent dans les eaux du lac.

 

Sauf que ce dimanche 22 septembre 1991 à 21h22, le fils de Bachué était à la réception de l’«Atria» et ne comprenait pas trop ce que lui disait la fille en tailleur avec l’étiquette sur la poitrine.

 

Je lui fis le quite et nous parlâmes.

 

Il resta excessivement discret sur son identité et sur ce qu’il faisait là…  

 

Je suppose qu’il avait dû venir dans les bagages de César.

Ou dans ceux d’un trafiquant d’émeraudes.

Dans la soute d’un avion d’Avianca.

Ou dans une cargaison de café…  

 

Le fils de Bachué n’avait pas de métier, était bien illettré et excessivement gentil.

 

Il était né il ne se rappelait pas trop quand dans un village amazonien et avait passé sa jeunesse à cueillir des feuilles, des insectes et à chasser.

 

J’appris surtout qu’il s’était spécialisé dans la chasse du singe hurleur qu’il tuait avec des flèches empoisonnées au curare et soufflées dans une sarbacane qui, d’après ce que me disait le fils de Bachué,  mesurait la moitié de la longueur du bar.

 

Pour ce faire, il se postait et attendait des heures avant de souffler dans l’engin.

Et quand le singe hurleur tombait raide mort, il le chargeait sur ses épaules et rentrait au pueblo où, le soir, il le faisait rôtir enveloppé de feuilles d’un arbre dont je ne me rappelle plus le nom, mais dont je suis certain que ce n’était pas le micocoulier.  

 

C’était ses faenas à lui.

 

Les singes hurleurs étaient ses toros.

La sarbacane, ses trastos.

Les flèches au curare, ses épées de Luna.

Et le rôti dans les feuilles, ses triomphes.  

 

A sa façon, il était torero.  

 

Si j’avais été César, trafiquant d’émeraudes, commandant de bord ou grossiste international en café, je suis persuadé que, moi aussi, je l’aurais pris avec moi le fis de Bachué.  

 

Je ne sais rien d’autre de lui.

 

Il est peut être devenu guérillero à moustache.

Ou gouverneur de province en tenue verte et lunettes noires.

Il est peut être mort.

Ou il s’est transformé en serpent.  

 

Mais, dans ma mémoire, il restera  «El  Cerbatana».

 

«Sarbacane».

 

Patrice Quiot