« … C’était toute la pureté du type grec, mais affinée par le caractère arabe, la même perfection avec un accent plus sauvage, la même grâce, mais plus cruelle ; les sourcils dessinaient leur arc d’ébène sur le marbre doré du front d’un coup de pinceau si hardi, les prunelles étaient d’un noir si âprement noir, une pourpre si riche éclatait dans la pulpe des lèvres, qu’une pareille beauté eût eu quelque chose d’alarmant dans un salon de Paris ou de Londres ; mais elle était parfaitement à sa place à la course de taureaux, sous le ciel ardent de l’Espagne.

La vieille, qui ne donnait pas aux péripéties de l’arène la même attention que la jeune, observait le manège d’Andrés avec un regard oblique et un air de dogue flairant un voleur. Joyeuse, cette physionomie était laide ; refrognée, elle était repoussante ; ses rides semblaient plus creuses, et l’auréole brune qui cernait ses yeux s’agrandissait et rappelait vaguement les cercles de plume qui entourent les prunelles des chouettes ; sa dent de sanglier s’appuyait plus fortement sur sa lèvre calleuse, et des tics nerveux contractaient sa face grimaçante.

Comme Andrés persistait dans sa contemplation, la colère sourde de la vieille augmentait d’instant en instant ; elle se tracassait sur son banc, faisait siffler son éventail, donnait de fréquents coups de coude à sa belle voisine, et lui adressait toutes sortes de questions pour l’obliger à tourner la tête de son côté ; mais, soit que celle-ci ne comprît pas, ou qu’elle ne voulût pas comprendre, elle répondait en deux ou trois mots et reprenait son attitude attentive et sérieuse.

« La peste soit de l’atroce sorcière ! se disait tout bas Andrés, et quel dommage qu’on ait aboli l’inquisition ! Avec une figure pareille, on vous l’eût promenée, sans enquête, à califourchon sur un âne, coiffée du san-benito et vêtue de la chemise soufrée ; car elle sort évidemment du séminaire de Barahona, et doit laver les jeunes filles pour le sabbat. »

Juancho, dont le tour de tuer n’était pas arrivé, se tenait dédaigneusement au milieu de la place, sans prendre plus souci des taureaux que s’ils eussent été des moutons ; à peine faisait-il un léger mouvement de corps et se dérangeait-il de deux ou trois semelles lorsque la bête furieuse, se préoccupant de cet homme, faisait mine de fondre sur lui.

Son bel œil noir lustré faisait le tour des loges, des galeries et des gradins, où palpitaient, comme des ailes de papillons, des essaims d’éventails de toutes nuances ; on eût dit qu’il cherchait à reconnaître quelqu’un parmi ces spectateurs. Lorsque son regard, promené circulairement, arriva au gradin où la jeune fille et la vieille femme étaient assises, un éclair de joie illumina sa brune figure et il fit un imperceptible mouvement de tête, espèce de salut d’intelligence comme s’en permettent quelquefois les acteurs en scène.

« Militona, dit la vieille à voix basse, Juancho nous a vues ; prends garde à te bien tenir ; ce jeune homme te fait les doux yeux, et Juancho est jaloux.

– Qu’est-ce que cela me fait ? répondit Militona sur le même ton.

– Tu sais qu’il est homme à faire avaler une langue de bœuf à quiconque lui déplaît.

– Je ne l’ai pas regardé, ce monsieur, et d’ailleurs ne suis-je pas ma maîtresse ? »

En disant qu’elle n’avait pas regardé Andrés, Militona faisait un petit mensonge. Elle ne l’avait pas regardé, les femmes n’ont pas besoin de cela pour voir, mais elle aurait pu faire de sa personne la description la plus minutieuse.

En historien véridique, nous devons dire qu’elle trouvait don Andrés de Salcedo ce qu’il était en effet, un fort joli cavalier.

Andrés, pour avoir un moyen de lier conversation, fit signe à l’un de ces marchands d’oranges, de fruits confits, de pastilles et autres douceurs, qui se promènent dans le corridor de la place, et offrent au bout d’une perche leurs sucreries et leurs dragées aux spectateurs qu’ils soupçonnent de galanterie. La voisine d’Andrés était si jolie, qu’un marchand se tenait aux environs, comptant sur une vente forcée.

« Señorita, voulez-vous de ces pastilles ? » dit Andrés avec un sourire engageant à sa belle voisine, en lui présentant la boîte ouverte.

La jeune fille se retourna vivement et regarda Andrés d’un air de surprise inquiète.

« Elles sont au citron et à la menthe », ajouta Andrés comme pour la décider.

Militona, prenant tout à coup sa résolution, plongea ses doigts menus dans la boîte et en retira quelques pincées de pastilles.

« Heureusement Juancho a le dos tourné, grommela un homme du peuple qui se trouvait là ; autrement, il y aurait du rouge de répandu ce soir.

Et madame en désire-t-elle ? » continua Andrés du ton le plus exquisement poli, en tendant la boîte à l’horrible vieille, que ce trait d’audace déconcerta au point qu’elle prit, dans son trouble, toutes les pastilles sans en laisser une.

Toutefois, en vidant la bonbonnière dans le creux de sa main noire comme celle d’une momie, elle jeta un coup d’œil furtif et effaré sur le cirque et poussa un énorme soupir.

En ce moment, l’orchestre sonna la mort : c’était le tour à Juancho de tuer. Il se dirigea vers la loge de l’ayuntamiento, fit le salut et la demande de rigueur, puis jeta en l’air sa montera avec la crânerie la plus coquette. Le silence se fit tout à coup parmi l’assemblée, ordinairement si tumultueuse ; l’attente oppressait toutes les poitrines.

Le taureau que devait tuer Juancho était des plus redoutables ; pardonnez-nous si, occupé d’Andrés et de Militona, nous ne vous avons pas conté ses prouesses en détail : sept chevaux étendus, vides d’entrailles et découpant sur le sable, aux différents endroits où l’agonie les avait fait tomber, la mince silhouette de leur cadavre, témoignaient de sa force et de sa furie. Les deux picadores s’étaient retirés moulus de chutes, presque éclopés, et le sobre-saliente (doublure) attendait dans la coulisse, en selle et la lance au poing, prêt à remplacer ses chefs d’emploi hors de service.

Les chulos se tenaient prudemment dans le voisinage de la palissade, le pied sur l’étrier de bois qui sert à la franchir en cas de péril ; et le taureau vainqueur vaguait librement par la place, tachée çà et là de larges mares de sang sur lesquelles les garçons de combat n’osaient pas aller secouer de la poussière, donnant des coups de corne dans les portes, et jetant en l’air les chevaux morts qu’il rencontrait sur son passage.

Fais ton fier, mon garçon, disait un aficionado du peuple en s’adressant à la bête farouche ; jouis de ton reste, saute, gambade, tu ne seras pas si gai tout à l’heure : Juancho va te calmer. »

En effet, Juancho marchait vers la bête monstrueuse de ce pas ferme et délibéré qui fait rétrograder même les lions.

Le taureau, étonné de se voir encore un adversaire, s’arrêta, poussa un sourd beuglement, secoua la bave de son mufle, gratta la terre de son sabot, pencha deux ou trois fois la tête et recula de quelques pas.

Juancho était superbe à voir : sa figure exprimait la résolution immuable ; ses yeux fixes, dont les prunelles entourées de blanc semblaient des étoiles de jais, dardaient d’invisibles rayons qui criblaient le taureau comme des flèches d’acier ; sans en avoir la conscience, il lui faisait subir ce magnétisme au moyen duquel le belluaire Van Amburg envoyait les tigres tremblants se blottir aux angles de leur cage.

Chaque pas que l’homme faisait en avant, la bête féroce le faisait en arrière.

À ce triomphe de la force morale sur la force brute, le peuple, saisi d’enthousiasme, éclata en transports frénétiques ; c’étaient des applaudissements, des cris, des trépignements à ne pas s’entendre ; les amateurs secouaient à tour de bras les espèces de sonnettes et de tam-tams qu’ils apportent à la course pour émettre le plus de bruit possible. Les plafonds craquaient sous les admirations de l’étage supérieur, et la peinture détachée s’envolait en tourbillons de pellicules blanchâtres.

Le torero ainsi applaudi, l’éclair aux yeux, la joie au cœur, leva la tête vers la place où se trouvait Militona, comme pour lui reporter les bravos qu’on lui criait de toutes parts et lui en faire hommage.

Le moment était mal choisi. Militona avait laissé tomber son éventail, et don Andrés, qui s’était précipité pour le ramasser avec cet empressement à profiter des moindres circonstances qui caractérise les gens désireux de fortifier d’un fil de plus la chaîne frêle d’une nouvelle liaison, le lui remettait d’un air tout heureux et d’un geste le plus galant du monde.

La jeune fille ne put s’empêcher de remercier d’un joli sourire et d’une gracieuse inclinaison de tête l’attention polie d’Andrés.

Ce sourire fut saisi au vol par Juancho ; ses lèvres pâlirent, son teint verdit, les orbites de ses yeux s’empourprèrent, sa main se contracta sur le manche de la muleta, et la pointe de son épée, qu’il tenait basse, creusa convulsivement trois ou quatre trous dans le sable.

Le taureau, n’étant plus dominé par l’œillade fascinatrice, se rapprocha de son adversaire sans que celui-ci songeât à se mettre en garde. L’intervalle qui séparait la bête de l’homme diminuait affreusement.

« En voilà un gaillard qui ne s’alarme pas ! dirent quelques-uns, plus robustes aux émotions.

Juancho, prends garde, disaient les autres, plus humains ; Juancho de ma vie, Juancho de mon cœur, Juancho de mon âme, le taureau est presque sur toi ! »

Quant à Militona, soit que l’habitude des courses eût émoussé sa sensibilité, soit qu’elle eût toute confiance dans l’habileté souveraine de Juancho ou qu’elle portât un intérêt médiocre à celui qu’elle troublait si profondément, sa figure resta calme et sereine comme s’il ne se fût rien passé ; seulement une légère rougeur monta à ses pommettes, et son sein souleva d’un mouvement un peu plus rapide les dentelles de sa mantille.

Les cris des assistants tirèrent Juancho de sa torpeur ; il fit une brusque retraite de corps et agita les plis écarlates de sa muleta devant les yeux du taureau. »  

A suivre…

Patrice Quiot