« … L’instinct de la conservation, l’amour-propre du gladiateur luttaient dans l’âme de Juancho avec le désir d’observer ce que faisait Militona ; un coup d’œil égaré, un oubli d’une seconde pouvaient mettre sa vie en péril dans ce moment suprême. Situation infernale ! être jaloux, voir auprès de la femme aimée un jeune homme attentif et charmant, et se trouver au milieu d’un cirque, sous la pression des regards de douze mille spectateurs, ayant à deux pouces de la poitrine les cornes brûlantes d’une bête farouche qu’on ne peut tuer qu’à un certain endroit et d’une certaine manière, sous peine d’être déshonoré !

Le torero, redevenu maître de la juridiction, comme on dit en argot tauromachique, s’établit solidement sur ses talons, et fit plusieurs passes avec la muleta pour forcer le taureau à baisser la tête.

« Que pouvait lui dire ce jeune homme, ce drôle, à qui elle souriait si doucement ? » pensait Juancho, oubliant qu’il avait devant lui un adversaire redoutable ; et involontairement il releva les yeux.

Le taureau, profitant de cette distraction, fondit sur l’homme ; celui-ci, pris de court, fit un saut en arrière, et, par un mouvement presque machinal, porta son estocade au hasard ; le fer entra de quelques pouces ; mais, poussé dans un endroit défavorable, il rencontra l’os et, secoué par la bête furieuse, rejaillit de la blessure avec une fusée de sang et alla retomber à quelques pas plus loin. Juancho était désarmé et le taureau plein de vie ; car ce coup perdu n’avait fait qu’exaspérer sa rage. Les chulos accoururent, faisant onduler leurs capes roses et bleues.  

Militona avait légèrement pâli ; la vieille poussait des « Aïe ! » et des « Hélas ! » et gémissait comme un cachalot échoué.  

Le public, à la vue de la maladresse inconcevable de Juancho, se mit à faire un de ces triomphants vacarmes dans lesquels excelle le peuple espagnol : c’était un ouragan d’épithètes outrageuses, de vociférations et malédictions. « Fuera, fuera, criait-on de toutes parts, le chien, le voleur, l’assassin ! Aux présides ! A Ceuta ! Gâter une si belle bête ! Boucher maladroit ! Bourreau ! » et tout ce que peut suggérer en pareille occasion l’exubérance méridionale, toujours portée aux extrêmes.  

Cependant Juancho se tenait debout sous ce déluge d’injures, se mordant les lèvres et déchirant de sa main restée libre la dentelle de son jabot. Sa manche ouverte par la corne du taureau laissait voir sur son bras une longue rayure violette. Un moment, il chancela, et l’on put croire qu’il allait tomber suffoqué par la violence de son émotion ; mais il se remit bien vite, courut à son épée, comme ayant arrêté un projet dans son esprit, la ramassa, la fit passer sous son pied pour en redresser la lame fléchie, et se posa de manière à tourner le dos à la partie de la place où se trouvait Militona.  

Sur un signe qu’il fit, les chulos lui amenèrent le taureau en l’amusant de leurs capes, et cette fois, débarrassé de toute préoccupation, il porta à l’animal une estocade de haut en bas dans toutes les règles, et que le grand Montes de Chiclana lui-même n’eût pas désavouée.

L’épée plantée au défaut de l’épaule s’élevait avec sa poignée en croix entre les cornes du taureau et rappelait ces gravures gothiques où l’on voit saint Hubert à genoux devant un cerf portant un crucifix dans ses ramures.  

L’animal s’agenouilla pesamment devant Juancho, comme rendant hommage à sa supériorité, et après une courte convulsion roula les quatre sabots en l’air.

« Juancho a pris une brillante revanche ! Quelle belle estocade ! je l’aime mieux qu’Arjona et le Chiclanero ; qu’en pensez-vous, señorita ? dit Andrés tout à fait enthousiasmé à sa voisine.

Pour Dieu, monsieur, ne m’adressez plus un mot », répondit Militona très vite, sans presque remuer les lèvres et sans détourner la tête.  

Ces paroles étaient dites d’un ton si impératif et si suppliant à la fois, qu’Andrés vit bien que ce n’était pas le « finissez » d’une fillette qui meurt d’envie que l’on continue.

Ce n’était pas la pudeur de la jeune fille qui lui dictait ces paroles ; les essais de conversation d’Andrés n’avaient rien qui méritât une telle rigueur, et les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, sans vouloir en médire, ne sont pas, en général, d’une susceptibilité si farouche.

Un effroi véritable, le sentiment d’un danger qu’Andrés ne pouvait comprendre, vibraient dans cette phrase brève, décochée de côté et qui paraissait être elle-même un péril de plus.

« Serait-ce une princesse déguisée ? se dit Andrés assez intrigué et incertain du parti qu’il devait prendre. Si je me tais, j’aurai l’air d’un sot ou tout au moins d’un don Juan médiocre ; si je persiste, peut-être attirerai-je à cette belle enfant quelque scène désagréable. Aurait-elle peur de la duègne ? Non ; puisque cette aimable gaillarde a dévoré toutes mes pastilles, elle est un peu complice, et ce n’est pas elle que redoute mon infante. Y aurait-il ici autour quelque père, quelque frère, quelque mari ou quelque amant jaloux ? »  

Personne ne pouvait être rangé dans aucune de ces catégories parmi les gens qui entouraient Militona ; ils avaient des airs effacés et des physionomies vagues : évidemment, nul lien ne les rattachait à la belle manola.

Jusqu’à la fin de la course, Juancho ne regarda pas une seule fois du côté du tendido, et dépêcha les deux taureaux qui lui revenaient avec une maestría sans égale ; on l’applaudit aussi furieusement qu’on l’avait sifflé.  

Andrés, soit qu’il jugeât prudent de ne pas renouer l’entretien après cette phrase, dont le ton alarmé et suppliant l’avait touché, soit qu’il ne trouvât pas de manière heureuse de rentrer en conversation, n’adressa plus un mot à Militona, et même il se leva quelques minutes avant la fin de la course.

En enjambant les gradins pour se retirer, il dit tout bas quelques mots à un jeune garçon à physionomie intelligente et vive et disparut.

Le petit drôle, lorsque le public sortit, eut soin de marcher dans la foule, sans affectation et de l’air le plus dégagé du monde, derrière Militona et la duègne. Il les laissa remonter toutes deux dans leur calesin, puis, ayant l’air de céder à un mouvement de gaminerie lorsque la voiture s’ébranla sur ses grandes roues écarlates, il se suspendit à la caisse des pieds et des mains, en chantant à tue-tête la chanson populaire des taureaux de Puerto.  

La voiture s’éloigna dans un tourbillon de bruit et de poussière.  

« Bon, se dit Andrés, qui vit d’une allée du Prado où il était déjà parvenu, passer le calesin à toute vitesse avec le muchacho hissé par derrière, je saurai ce soir l’adresse de cette charmante créature, et que le duo de Bellini me soit léger ! »  

Datos :

Militona est un roman de Théophile Gautier paru en feuilleton dans La Presse du 1er au 16 janvier 1847, puis en volume chez Desessart la même année.

Patrice Quiot