La Vierge de la Rosée règne sur les mystérieux marais du delta du Guadalquivir, dont une partie constitue aujourd’hui un parc naturel. Son sanctuaire se lève au milieu des oiseaux migrateurs et parmi des chevaux dont elle possédait jadis un troupeau. Son pèlerinage annuel, qui culmine le lundi de la Pentecôte, attire plus d’un million de visiteurs. Son territoire éclate à la mesure de sa dévotion : si ses fidèles formaient à l’origine une petite communauté groupée autour de son sanctuaire, près d’Almonte, ils viennent aujourd’hui de l’Espagne entière et son culte est mondialisé à travers sa diffusion télévisuelle. Les hommes politiques rendent des hommages officiels à celle qui est devenue emblème de l’Andalousie autonome, tandis qu’ils évoquent avec envie les vingt minutes que le pape Jean Paul II a passé seul avec leur déesse lors de son voyage à Séville en 1992.
Cependant, cette globalisation de la Virgen del Rocío ne saurait cacher un culte profondément enraciné dans la culture andalouse.
Son image actuelle, œuvre anonyme en bois polychrome de 1,40 mètre de haut, est celle de Marie debout, le visage souriant et les yeux baissés, présentant son enfant. La Virgen del Rocío prend deux figures de dévotion au travers de deux tenues d’apparat. De reina (« en reine »), elle est vêtue comme une dame de la noblesse du début du XVIIe siècle, d’une large basquine tenue par une monture, une collerette en dentelle et une importante mantille. L’ensemble est en tissus précieux. Elle porte une lourde couronne en or et présente dans ses mains, faisant face à la foule, un enfant Jésus qui tient avec elle un sceptre d’or. De pastora (« en bergère »), sa robe est plus modeste et elle est coiffée d’un chapeau de paille orné de fleurs des champs sur de longues boucles anglaises. Son enfant est habillé de pastorcito, « en petit berger ». Les discussions des hommes sur leur préférence pour l’une ou l’autre tenue de la Vierge sont interminables et traduisent deux aspects contrastés de leur rapport au féminin : la reine puissante à laquelle on est soumis et la jeune fille en fleur que chacun voudrait séduire.
Le premier sanctuaire de la Virgen del Rocío aurait été érigé à Las Rocinas (premier nom de cette Vierge) par Alphonse X le Sage en 1275. D’autres pensent que l’image date du XVe siècle. En fait, elle est probablement le résultat de plusieurs transformations. La statue d’origine datant sans doute du XIIIe siècle fut habillée à la fin du XVe siècle ou au début du XVIIe siècle. Aujourd’hui encore, la passion anime les débats historiographiques autour de l’image, laissant poindre parfois l’expression de fantasmes sur sa forme primitive, telle qu’elle pourrait se nicher sous le manteau de la Vierge.
Les polémiques autour de l’invention de l’image de la Virgen del Rocío en font un produit social et un générateur sociétal. C’est ainsi que la rivalité entre deux bourgades, celle d’Almonte et celle de Villamanrique de la Condesa, est inscrite dans le mythe d’origine de la déesse. Il y a fort longtemps, un chasseur (ou un berger, suivant les versions) découvre une image en bois de la Vierge cachée dans un olivier sauvage. Il alerte les gens d’Almonte et ceux-ci s’empressent d’abriter l’image dans une chapelle de leur village. Mais la statue revient toujours à l’olivier où elle a été trouvée. On lui construit donc un sanctuaire sur le site même de son apparition, là où se rendent aujourd’hui les pèlerins. La Vierge semble approuver sa nouvelle demeure de Rocío où elle réside depuis lors.
Or, si la découverte de l’image eut bien lieu sur le territoire d’Almonte, son auteur était, quant à lui, de Villamanrique de la Condesa, un village voisin. Depuis lors, chacune des deux bourgades revendique l’image de la Vierge, Almonte se réclamant du droit du sol où eut lieu l’invention du culte, Villamanrique arguant du droit du sang de son inventeur. Cette opposition est d’autant plus critique que Villamanrique est titulaire de la plus ancienne des confréries ou hermandades de la Vierge, donc la première dans la hiérarchie de l’ensemble, tandis que celle d’Almonte se situe en dehors de cette classification de par son statut de Hermandad matriz (« Confrérie matrice ») qui est contesté par Villamanrique. La polémique est d’autant plus vive que la « confrérie matrice » d’Almonte s’est considérablement enrichie grâce au commerce prospère que le pèlerinage engendre autour du sanctuaire dont elle a le monopole. La rivalité des jeunes des deux bourgs peut devenir violente au moment des processions.
Elle exprime une opposition qui les dépasse : traditionnellement les habitants de Villamanrique se consacrent à la chasse (surtout du braconnage) et à la production de charbon végétal, tandis que ceux d’Almonte sont agriculteurs et éleveurs de chevaux. Par son invention, l’image de la Vierge peut être ainsi considérée comme une borne : jadis, lors la reconquista, entre les chrétiens et les musulmans, et aujourd’hui, entre les activités cynégétiques et agricoles des deux bourgades qui la revendiquent. Elle prend dès lors la dimension universelle d’une partition entre le domaine sauvage et l’espace domestique et se présente comme une figure de liminalité qui rappelle évidemment Artémis et surtout Cybèle.
La Virgen del Rocío est le centre d’un pèlerinage organisé par des confréries provenant de localités de toute l’Andalousie et même au-delà. Ces hermandades font partie d’un système hiérarchique. Au sommet, on l’a vu, la Hermandad matriz de Almonte revendique la propriété de la Vierge et se met en dehors de la classification qu’elle entend contrôler. Les autres confréries sont rangées par ordre d’ancienneté, chacune d’elles pouvant « marrainer » (amadrinar) des candidates. On comptait une dizaine de confréries en 1920, plus de vingt en 1936, une soixantaine en 1984 ; aujourd’hui, elles sont près d’une centaine.
Ces chiffres montrent l’extension foudroyante de ce culte à une image qui fait partie de la vie quotidienne de beaucoup d’Andalous. On trouve des photographies de la Virgen del Rocío dans les salles à manger, posées sur la télévision, dans les bureaux, parmi les almanachs érotiques, dans les marchés ou les boutiques, accrochées aux rétroviseurs des voitures entre des clignotants. Des reproductions de l’image se dressent sur les places des villages de la région ou bien se dissimulent sous le gland en fonte d’un porte-clés, transformé pour l’occasion en autel portatif qui protège l’image du contact avec la main.
Tout au long de l’année, la Virgen del Rocío reçoit ses fidèles derrière une grille de son sanctuaire. On s’agrippe au fer forgé et l’on passe son visage entre les barreaux pour la supplier, parfois en pleurs. Cette inaccessibilité de la Vierge rappelle la sanctuarisation de la femme méditerranéenne, telle que la chante ce tiento souffrant :
Que tenga rejas de bronce
Te voy a meter en un convento
Que tenga rejas de bronce
Pa que la gente no te vea
Ni la carita te roce
Avec des grilles en bronze
Je vais te mettre dans un couvent
Avec des grilles en bronze
Pour que les gens ne te voient pas
Ni ne puissent frôler ton visage
Pourtant le corps de la Vierge semble occuper bien des esprits : « Qu’y-a-t-il sous ses vêtements somptueux ? » L’image se présente en effet comme un visage et des mains portant l’enfant Jésus sur de somptueux vêtements, sous lesquels on devine que la Vierge est vide. Les seules personnes qui peuvent toucher la Virgen del Rocío pour l’habiller sont des femmes, parfois certains hommes efféminés. Ces chambrières refusent catégoriquement de parler de « ce qu’il y a en-dessous ». Quand vous leur demandez discrètement si l’idole porte des chaussures, elles éludent le sujet en vous signifiant qu’il est confidentiel. Le traitement du corps de la Virgen del Rocío est proche de la dénégation des chambrières, tel que le décrit Marlène Albert-Lloca pour la Vierge de la Sort à Saint-Laurent-de-Cerdans :
– « Et donc, vous ne saviez pas que la Vierge était vide ?
– Si, parce que nous la sentions en la touchant. Mais nous faisions tout pour ne pas voir. »
Dans les années quatre-vingt-dix, les chambrières de la Virgen del Rocío étaient au nombre de trois : une vieille fille, une veuve et la fille de celle-ci. Mais l’équipe idéale semble être celle que forment une célibataire et sa nièce, si bien que la transmission parfaite de la Vierge, de main en main, irait de vierge à vierge. Il apparaît ainsi que ce sont des femmes sans sexualité qui habillent l’image, et que, de préférence, elles assument la virginité de la déesse dont elles ont la charge. La Virgen a aussi tout un entourage d’hommes dont l’homosexualité semble être acceptée par des fidèles pour qui elle constitue, en d’autres circonstances, un scandale. En temps ordinaires, et en particulier pour son intendance, la Virgen del Rocío n’est donc approchée que par des êtres au sexe mal défini. Le privilège d’habiller l’image de la Vierge donne aux chambrières un pouvoir dont les hommes semblent jaloux : ils font, sur la sexualité des gardiennes, des commentaires qui tranchent avec le respect qu’elles leur inspirent et, par contrecoup, ils sexualisent la Vierge.
L’intouchabilité et à la fois la sexualisation de la Vierge sont particulièrement manifestes lors de sa translation (traslado) de son sanctuaire au village d’Almonte qui a lieu tous les sept ans au mois d’août. La Virgen del Rocío est alors transportée à dos d’hommes toute la nuit par des chemins qui traversent la pinède. Son trône était autrefois précédé des feux allumés sur son passage. Ceux-ci sont remplacés aujourd’hui par les projecteurs de la télévision qui suivent la déesse à la trace. Des milliers de fidèles l’accompagnent, à pied, à cheval ou en tracteur.
À son départ du sanctuaire, au milieu d’une foule en liesse, les chambrières lui posent un voile précieux sur le visage, puis la recouvrent entièrement d’une pèlerine de chasseur qui dissimule l’habit de pastora qu’elle porte pour cette occasion. Cette cape fut remplacée en 1998 par un modèle créé par un grand couturier sévillan. Certains fidèles ont condamné cet usage publicitaire de l’image de la Vierge, mais d’autres ont considéré cet événement comme un hommage à la beauté de leur déesse qui prenait ainsi une fonction de top model. Pendant la préparation au voyage de la Vierge, seules les chambrières peuvent la toucher et c’est peut-être pour la protéger des mains des hommes qui vont la porter à Almonte qu’elles la couvrent entièrement de cette cape de chasseur. Sans visage, au milieu de la violence des hommes qui se battent pour la porter sans jamais ne toucher que son trône, l’image prend une dimension visionnaire, totem qui avance à la cadence des reins de ses porteurs, entre les pins, au clair de lune, dans le nuage de poussière que soulèvent les chevaux..
À son arrivée à Almonte, la Virgen, ou plutôt le fantôme qu’elle est devenue pour sa translation, est saluée par des salves assourdissantes tout au long des rues où la foule se presse. Les hommes ne peuvent la toucher mais ils peuvent tirer des coups de feu en l’air avec jubilation pour en exprimer l’envie. Quand le lever du jour dévoile les tuiles et les murs blanchis à la chaux, les fusils redoublent d’ardeur. Les chambrières s’approchent de la Divine Bergère emmaillotée. Lentement, elles défont sa pèlerine. Les garçons sont de plus en plus déchaînés. Il n’y a aucun doute : tandis qu’ils rugissent, les saintes femmes traînent pour défaire les épingles une à une, pour plier pan par pan le manteau… Elles construisent ainsi, en dialogue rituel avec la foule déchaînée des hommes, l’intouchabilité de la Vierge….
A suivre…
Patrice Quiot