… Dès que les rayons de soleil frôlent l’image, l’une des chambrières enlève le voile qui couvre le visage de la Vierge et des hurlements de plaisir montent dans le petit matin d’Almonte. Les fusils crépitent et les cris rauques se font jubilatoires. Les garçons luttent à présent pour porter le trône de leur déesse à l’église où il est enfin déposé. Jeune fille aux cheveux ondulés en anglaises sous son grand chapeau de paille fleuri, la Vierge nargue à présent les garçons d’Almonte qui ont suivi son strip-tease conduit par les caméristes, sans la toucher. Après l’avoir gardée neuf mois, illusion de paternité, ils devront la laisser revenir à son sanctuaire de Rocío, derrière la grille de son inaccessibilité.
Pourtant cette mise à distance du corps de la déesse s’accompagne, comme dans toute pensée religieuse, du désir de le toucher. Ce besoin impérieux du contact s’exprime, avec une violence particulière lors de la messe et de la procession du dimanche et du lundi de la Pentecôte qui clôturent le pèlerinage. La Vierge trône derrière la grille qui ferme le chœur, tout au bout de la nef du sanctuaire. Pour cette messe du dimanche soir, le sanctuaire est bondé et il y règne une tension explosive. Les équipes de la Croix-Rouge évacuent des hommes évanouis. Vers trois heures du matin, un cri interrompt les prières : ¡Almonteños, a por Ella ! (« Hommes d’Almonte, allons la prendre ! »). Les jeunes gens d’Almonte escaladent la grille du chœur, bousculent le curé, s’emparent du trône en argent de la Vierge et se ruent avec la déesse vers la sortie, dans une incroyable bousculade. La cohue est indescriptible et une lutte à mort s’engage pour porter la Vierge. Ce déchaînement est d’autant plus violent qu’il fait sauter toutes les soupapes de contrôle de l’ordre : les garçons sont accrochés à la grille du chœur, ils roulent sur l’autel, les notables sont bousculés, les prie-Dieu renversés, les hurlements et les applaudissements fusent de toutes parts… Toute la nuit autour du sanctuaire, les garçons d’Almonte se battent pour avoir l’exclusivité de porter la Vierge sur leurs épaules, pour empêcher tout « étranger » de s’approcher d’elle. Il règne dans cette procession chaotique une violence inouïe. Quand un porteur s’effondre, d’autres épaules se tendent et la déesse passe ainsi sur les corps bandés et ruisselants des garçons comme un navire à la dérive qui jamais n’échoue. Tout autour, les hommes n’ont qu’une idée en tête : « se mettre sous la Vierge » (meterse debajo de la Virgen) ; et quand ils surgissent de dessous le trône pour raconter leur expérience, leur voix s’étrangle.
« Se mettre sous la Vierge » est d’abord une opération de haute technicité car il est très difficile de s’ouvrir un chemin dans la multitude qui entoure le trône d’agent et il est impossible d’y accéder sans l’aide, ou du moins l’accord, de quelques garçons d’Almonte. Le désordre n’est qu’apparent car il fait partie d’une stratégie précise : il est construit comme une barrière de protection autour de la Vierge dont on cherche à garder l’accès exclusif. Cependant, malgré le chaos indescriptible qui entoure le trône, jamais une main ne touche la déesse. Ce que les centaines de mains qui se dressent autour de l’image essaient de saisir ce sont les colonnes d’argent de son trône, dernière barrière de son intouchabilité. Même lorsque celui-ci se renverse sur la foule, tel un navire à la dérive, l’image reste intouchable et c’est par miracle qu’elle est redressée, passant non pas de main en main, mais d’épaule en épaule.
En observant les garçons qui sortent de dessous le trône, essoufflés et exaltés, on comprend vite que « se mettre sous la Vierge » a une dimension autre que sportive ou votive. Quand ils montrent leurs blessures et leurs hématomes, on ne peut s’empêcher de penser aux rites d’initiation amazoniens qui laissent sur les corps des marques comparables. C’est bien le père ou l’oncle qui conduisent le jeune initié vers la Vierge, un peu comme en Espagne, il n’y a pas si longtemps, ils l’emmenaient au bordel. Les vantardises des garçons qui comparent les temps respectifs qu’ils ont passés sous leur déesse se passent de commentaires tant ils évoquent une initiation sexuelle.
Une longue procession suit le rapt de l’image de la Vierge, de l’aube jusqu’en fin de matinée du lundi de la Pentecôte. Le trône est ainsi porté par les garçons d’Almonte vers les différentes maisons des confréries où les pèlerins font la fête jour et nuit, à l’issue de leur voyage. C’est ce moment de la procession que les membres de la « confrérie matrice » d’Almonte exploitent pour établir une hiérarchie opportuniste des confréries par le biais du circuit qu’ils font faire à l’image intouchable : la Vierge portée par les garçons d’Almonte boude telle ou telle confrérie, en privilégie d’autres, dose les minutes qu’elle passe sur le seuil de chacune des maisons rituelles. Le lendemain, dans les bars et dans la presse, les commentaires fusent sur les différentes stations de la Vierge au cours de la procession, sur les temps que l’image a passés face aux maisons des confréries.
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Par son circuit rituel, l’image dessine ainsi une hiérarchie et certains pleurent à chaudes larmes la déchéance de leur confrérie devant laquelle la Vierge ne s’est pas arrêtée. Par sa manipulation, un objet saint construit ainsi des rapports entre des groupes sociaux et confirme l’autorité de l’un d’entre eux. Selon le circuit rituel imposé à l’image par les garçons d’Almonte, cette hiérarchie se superpose à, contredit ou souligne celle, plus statique, qui est fondée sur l’ancienneté des confréries. Il n’est pas rare par exemple que l’image de la Vierge boude celle de Villamanrique de la Condesa, la première par ordre d’ancienneté. On sait, en effet, quelle est leur rivalité dans l’appropriation de l’image. Cette année-là, Villamanrique sera humilié non seulement dans sa confrérie, mais dans le village entier et des bagarres éclateront régulièrement, jusqu’à ce que l’année d’après, l’image de la Vierge, toujours portée par les garçons d’Almonte, s’arrête longuement devant la maison rituelle de Villamanrique pour recevoir l’hommage de ses pèlerins et réparer ainsi l’injure de l’année précédente.
Existe-t-il une relation entre l’intouchabilité de cet objet exceptionnel qu’est l’image de cette divinité et son pouvoir de produire de la hiérarchie sociale ? Il est probable que l’impossibilité de toucher l’image de manière individuelle, de main en main, lui confère une dimension collective et même sociale qui lui défère son pouvoir classificateur. Cependant, il existe entre la main de l’individu qui jamais ne touche l’image et l’unité collective qui la porte, plusieurs degrés de contiguïté entre la divinité et ses fidèles.
Lors des processions au sanctuaire qui clôturent le pèlerinage ainsi que pendant sa translation, un fidèle peut s’ouvrir vers elle un passage tout particulier. Dans la violence du cortège de la déesse, des hommes parviennent à faire passer leur petit enfant de main en main jusqu’à l’image sainte. Le nourrisson transite au-dessus des bras tendus des fidèles, comme un ange survolant la foule en délire, passe quelques secondes aux pieds de l’image, hurlant de peur et de désespoir, et finalement, suivant un mystérieux itinéraire de retour à travers les reconnaissances mutuelles, il est rendu à son père. Julian Pitt-Rivers a décrit finement comment, au cours d’une fête dans un village andalou, une famille explique la corrida à une petite fille de trois mois. Il estime que l’enfant passe dans les bras de 22 personnes, sous les cris de la foule, la fanfare des pasodobles, souffrant les « parfums des différentes dames, les sueurs variées et les haleines aromatisées de tabac, d’ail, d’oignon, d’alcool et de bière, alors que probablement elle avait envie seulement de la poitrine de sa mère ». Pour ma part, j’ai vu un père placé dans les gradins supérieurs de l’arène faire passer son nourrisson de main en main, jusqu’à ce qu’il atteigne le torero divinisé par le combat héroïque qui venait de se dérouler. Le matador prit l’enfant une seconde dans ses bras puis le remit à un aficionado qui le fit remonter, de gradin en gradin, jusqu’à ce qu’il soit rendu à son père.
Ici dans la procession de la Vierge, comme à la corrida, la socialisation particulièrement intense de l’enfant a valeur d’initiation. Par ailleurs, la Vierge subit à travers l’enfant déposé à ses pieds un attouchement de la foule : celui du prolongement du corps sexué d’un homme dans sa progéniture. Comme si la chair de l’enfant, ainsi passée de main en main, donnait au fidèle un moyen de toucher la Vierge sans passer par les objets qui, par ailleurs, la représentent. En cet instant bouleversant de la procession, un même geste réunit l’image et son adorateur dans la violence de la dévotion : la déesse tend dans ses mains l’enfant-roi à un homme du peuple qui lui offre son enfant de ses bras tendus, relayés par ceux des membres de la communauté. Marie a engendré le Sauveur dans la stricte intimité virginale de l’Esprit Saint, tandis que l’enfant qui lui est présenté par la foule est le fruit de l’union charnelle qu’elle admet chez les hommes pour reproduire ses idolâtres.
Cependant l’image de la Virgen del Rocío peut aussi être, sinon touchée, du moins atteinte à travers des objets. Les artefacts manipulés par son culte sont évidemment très nombreux et leur distance à la représentation centrale de la Vierge varie pour chacun d’eux dans sa nature et sa mesure. Il est hors de propos d’en présenter ici une étude exhaustive ni même un catalogue.
Nous ne nous attarderons pas sur les images reproduisant celle de la déesse, qui méritent à elles seules une étude. Elles varient à l’infini : des photographies aux posters en passant par les porte-clés, les lampions clignotants ou les bénitiers. Plus intéressantes sont les médailles en métal des différentes confréries de pèlerins qui représentent la Vierge du sanctuaire avec des variantes subtiles dans l’encadrement de l’image et les couleurs du cordon qui les porte. Elles identifient par leurs écarts les confréries des pèlerins qui les exhibent sur leur poitrine tout au long du pèlerinage, de telle sorte qu’on peut repérer l’affiliation de tout interlocuteur et créer ainsi des réseaux d’interconnaissances. Cette fonction classificatoire est aussi celle des rubans des chapeaux rocieros qui arborent une image de la Vierge dans les couleurs de la confrérie de chacun des porteurs. La taille de ce ruban est réputée correspondre à celle de la Vierge primitive, telle qu’elle se présentait avant ses transformations du XVe siècle. Cette décoration masculine suggère ainsi l’image fantasmée de la Vierge mythique découverte dans un olivier, celle qui s’abriterait aujourd’hui sous la robe de la déesse actuelle, évoquant une appropriation de cette dernière sous une forme plus portative et individuelle que le combat pour le transport du trône.
Nous n’aborderons pas non plus les ex-voto, à la fois reproduction de l’image et offrande d’un suppliant : leur analyse nous plongerait dans l’activité miraculeuse de la Vierge, dépassant le cadre de cette étude. Ainsi, tout en soulignant la multiplicité et la variété des objets manipulés par la dévotion de la Virgen del Rocío, nous n’en retiendrons que deux pour les réflexions qu’ils permettent : le premier trouve son pouvoir dans l’extrême proximité de l’effigie, le second dans une distance comblée par l’efficacité de sa symbolisation.
Nous avons vu comment, au cours de la procession, les petits enfants sont portés à bout de bras jusqu’aux pieds de la déesse. Or il existe une autre manière de les faire bénéficier du pouvoir de l’image. Parfois, le sacristain du sanctuaire se montre discrètement derrière les grilles d’une chapelle latérale. Il est entouré de deux membres importants de la confrérie d’Almonte qui surveillent probablement que le curé n’assiste pas à leur idolâtrie. Le saint homme présente en catimini, de ses deux mains, un tissu précieux : un vêtement ayant habillé la Vierge. Les fidèles se précipitent. Des couples viennent y envelopper leur nouveau-né avec émotion. D’autres y frottent des objets auxquels ils tiennent, en particulier leur téléphone portable. Espèrent-ils ainsi étendre les bienfaits de la Vierge aux parents et amis dont le téléphone contient les numéros d’appel ?
Parfois des morceaux sont découpés dans un ancien vêtement de la Vierge et distribués aux fidèles qui s’empressent de les ranger dans leurs portefeuilles aux côtés de leurs cartes de crédit. Si à travers le portable, les bienfaits divins sont distribués à la multitude des abonnés dont le numéro figure dans l’objet sanctifié, à travers les fragments de robes de la Vierge, ils sont démultipliés en autant de porteurs de portefeuilles. Le mode de transmission du pouvoir bénéfique est tout à fait comparable à la puissance de transaction d’une carte bleue. Cependant, dans les deux cas, toile entière prodiguant ses dons et morceaux de tissu transmettant leurs faveurs, le fantasme du corps virginal avec lequel ces objets auraient été en contact est présent. C’est ainsi que le sacristain qui m’a remis un morceau de soie entre les grilles de la chapelle m’a assuré qu’il s’agissait du jupon de la Vierge dont le corps avait touché l’échantillon qu’il me remettait…
A suivre…
Patrice Quiot