La dépolitisation totale : Le symptôme d’une génération
« Atenazados por el miedo, temerosos de meterse en problemas, aliviados porque un elemento peligroso se encontraba en prisión o desinteresados por lo que les sucedía a otros, muchos ciudadanos llegaron a acostumbrarse a vivir bajo control durante la posguerra y optaron por no inmiscuirse en aquellos asuntos que no les concernían » (Hernández Burgos, 2013, 140).
L’attitude décrite par l’historien est le reflet de celle du torero, qui s’écarte volontiers de toute polémique probablement de peur d’être inquiété par la dictature, redoutée par les Espagnols dans leur immense majorité. Force est de constater que la société espagnole se décentre des intérêts politiques qui auraient pu légitimement l’intéresser. Paul Veyne écrit à cet égard que « la politique, du point de vue des gouvernants, consiste à faire en sorte que les gouvernés se mêlent le moins possible de ce qui les regarde »
À cela, il ajoute que « la dépolitisation chère aux dictatures n’est pas autre chose que la culture forcée d’un apolitisme naturel ».
Cet apolitisme semble incarné par le torero le plus célèbre des années 1960. Confronté aux journalistes, ce dernier évince ainsi toute question polémique, c’est-à-dire politique : alors qu’il est toujours en activité, les thématiques politiques le mettent profondément mal à l’aise si bien qu’il ne souhaite pas répondre à des questions qui se voudraient anodines, comme certaines d’ordre historique.
Ce silence s’explique par la stigmatisation des « vaincus » : mieux vaut ne rien dire, parce que, d’une part, il est recommandé sous le franquisme « no meterse en política » et, d’autre part, ce serait contre-productif pour lui, son unanimité et son succès seraient susceptibles de voler en éclats. Le pouvoir et ses enjeux sont aussi sans doute des thèmes dont il n’a aucune maîtrise et qu’il préfère ne pas aborder afin d’éviter de se ridiculiser. D’ailleurs, il fait aisément état de sa méconnaissance dans ce domaine : un simple aveu de son ignorance est une manière raisonnable de se mettre à l’abri.
Le torero l’a fort bien compris quand il répond à des interrogations qui ont trait au monde politique par : « Todo lo desconozco ». De surcroît, en affirmant avec fatalité qu’il se désintéresse des affaires publiques, il entend démontrer sa distance avec l’appareil politique. La volonté de se dissocier du pouvoir apparaît clairement dans ses propos :
« La vida es así… yo acepto el gobierno que tenemos en España. Yo he triunfado en esa época y podía ser durante la democracia o cualquier época. Yo no pienso en nada de esto porque lo veo en otra línea ».
Ces éléments d’ordre politique auxquels il n’accorde visiblement aucune importance sont en réalité l’un des résidus de la dépolitisation de la société franquiste. Omniprésente également, la volonté de se tenir à l’écart du système politique transparaît dans certaines affirmations de Benítez :
« No me metí en ese mundo. Yo estaba en mi mundo del toreo, en mi campo con mis cosas y pensando en lo mío ». Il se dissocie nettement de certains toreros, tels Manolete ou Luis Miguel Dominguín, connus pour leurs relations avec des exilés républicains :
« En eso no me meto. A mí, fuera del toreo, no me gusta la calle, tener buenas amistades… Luis Miguel era comprometido y entremetido. A mí no me gusta. Son cosas de ellos ».
La trajectoire du torero est toute tracée : contrairement à d’autres toreros très engagés, celui qui « vi[o] la luz con los toros » se tient loin du monde des idées qui ne lui rapporteraient vraisemblablement que des ennuis. C’est ainsi que l’artiste ne se consacre qu’à son art, niant toute conscience politique. La prétendue générosité de Benítez à qui l’on prête des valeurs altruistes – il aurait notamment offert une bicyclette à un jornalero qui allait travailler chaque jour à des kilomètres de son domicile à pied – aurait pu être un hommage rendu à ses ancêtres pauvres ou une façon de ne jamais oublier d’où il vient. Le torero s’en défend : « No podía reflejar en ese momento esas cosas. No buscaba nada ».
L’idée de vengeance ou de revanche sur la vie lui semble complètement incongrue. Il préfère « oublier » le passé et agir « todo de corazón ».
Même si Benítez l’ignore, il pouvait représenter aux yeux des Espagnols la modernité. Mèche blonde rebelle devant les yeux, grand sourire provocateur et tauromachie des plus hétérodoxes, voilà peut-être les attributs d’une nouvelle Espagne qui se profile dans les années 1960 avec le miracle économique et le tourisme de masse. Ce torero va à contre-courant sans en être conscient : « No, si tú en la vida haces una cosa que no se conoce, estás creando. Tú sorprendes. La obra que estaba elaborando era nueva ».
Il relie tout à la création et à l’art. Il y a là une forme d’inconscience sur la révolte qu’il était susceptible de cristalliser. Était-il le parangon d’un contre-pouvoir ? La réponse du torero est sans équivoque : « No sé sobre qué… Lo que me interesaba era ganarme la vida ».
Pour clore le propos, Benítez professe :
« La política no me interesa, ni antes, ni ahora, ni después. Yo respeto a todo el mundo. Yo estoy consciente de ser un artista, nada más ».
Les prouesses qu’il réalise dans le ruedo marquent pourtant les aficionados et, par extension, la société qui ne peut ignorer ce phénomène de masse omniprésent dans la presse, à la radio, à la télévision ainsi qu’au cinéma. En effet, il révolutionne le spectacle tauromachique, même si ce n’est pas son intention première, comme cela a été exposé précédemment : « Lo que quería era tocar al público. Intentaba y veía la reacción de la gente ».
S’il révolutionne le monde de la tauromachie, et cela ne fait aucun doute (« Impulsé un cambio » avoue-t-il), il ne révolutionne rien d’autre. Ignorait-il à l’époque – et ignore-t-il encore aujourd’hui d’ailleurs – la portée qu’ont eue ses prises de risque insensés et son affranchissement dans l’arène sur un public avide de liberté(s) ? Le torero ne semble pas avoir conscience de ce qu’il a pu représenter pour les aficionados espagnols ; pourtant, il était un modèle de réussite et un regain de vitalité dans cette Espagne qui s’ouvrait progressivement au monde. Ses extravagances dans l’arène allaient bien à contre-courant de tout ce qui avait été fait jusque-là. Cependant, à ses yeux, la rentabilité économique de son projet était alors la seule question qui avait de l’importance. Dépourvu de conscience politique à l’instar de sa génération, il sert même les intérêts de la dictature : il incarne un modèle de réussite sociale qui répond à la volonté méritocratique du régime franquiste. Paradoxalement, celui qui ne voulait pas être le pantin de son apoderado, El Pipo (« Si tienes un material que te lo va responder todo, no puedes hacer un muñeco »), devient le symbole de la réussite de la jeunesse sous le franquisme. Ces dires témoignent d’un intérêt manifeste pour cette jeunesse qui s’identifie à lui :
« Soy una persona que muevo a las masas, hay un ánimo a ese pueblo a vivir otro momentito […] Era un fenómeno muy importante ». Peu incommodé par le fait que le régime ait pu instrumentaliser son image, il ajoute : « Los artistas dan un poco de gloria a un país. […] Fui una riqueza para el país, eso sí ».
Benítez se contente de profiter de son succès, sans vraiment se préoccuper du monde qui l’entoure. L’engagement politique lui semble inconnu. Personnage médiatique totalement dépolitisé, le matador est symptomatique d’une génération d’Espagnols qui, par mesure de sécurité, se tient à l’écart des affaires publiques du pays.
À bien des égards, El Cordobés devient le symbole d’une génération sous le franquisme. Il incarne, en effet, une nouvelle Espagne qui se dessine. À travers ses excentricités, le torero rend compte d’une évolution de la société qui voit son quotidien s’améliorer de façon exponentielle à compter du début des années 1960. Aussi, serait-il susceptible de représenter un espoir, une fenêtre ouverte vers l’affranchissement.
Toutefois, Benítez n’en a pas conscience et en exclut même complètement l’idée. La dépolitisation de ce dernier est le reflet de celle de sa génération qui met l’accent sur l’enrichissement personnel, servant à balayer les âcres années de la guerre civile et les non moins acerbes de l’après-guerre. L’apolitisme naturel naît de la peur des représailles car l’on sait la dictature particulièrement oppressive et répressive et de ce désir, peut-être parfois inconscient, de paix et de fortune. Le maestro assume cette cupidité : l’aspect financier est le seul domaine qui mérite sa considération. Il décline d’ailleurs à plusieurs titres toute possibilité d’évoquer la politique de son pays.
L’artiste reprend enfin ses droits en faisant état de son statut de créateur : selon ses dires, la concentration de ses efforts aurait été uniquement destinée à la tauromachie, à raison d’ailleurs puisque sa réussite est planétaire. Il n’en est pas moins vrai que le torero est un pur produit du franquisme, l’aboutissement des trente-six années de la dictature. »
Fuente :
Justine Guitard : Docteur en études ibériques et latino-américaines – Université de Perpignan
Publié par Elodie Pietriga dans « La clé des langues » le 06/09/2017.
Patrice Quiot