« Nous les stars sommes la seule marchandise qui ait le droit de s’absenter, le soir, du magasin ! » (Ava Garner)
« Les fantômes existent. Celui d’Ava Gardner continue de hanter l’Espagne.
Parfois, la nuit, on peut l’apercevoir sur le paseo de la Castellana. Seule, elle marche, pieds nus, sur la chaussée, indifférente aux voitures qui la klaxonnent. Sa robe est blanche. Sa cape, rouge comme une muleta. Ses cheveux noirs, défaits, lui font une mantille. Elle semble chercher un repère. Ou peut-être un souvenir oublié. Soudain, ses yeux verts s’irisent de paillettes dorées.
Elle revoit Luis Miguel Dominguín qui entre dans l’arène, précédé par sa cuadrilla. C’était un dieu. À la fois Don Juan et Hamlet. Elle l’a aimé. Ava a aimé tant d’hommes ! Ou bien peut-être aucun. A-t-elle trop joué avec l’amour ? Son front est brûlant.
Ava croit entendre résonner des trompettes. Un paso-doble retentit à ses tempes. La foule est debout sur les gradins. En plein soleil, dans la lumière. Ava a ôté sa cape. Elle se cambre pour mieux affronter le toro bravo.
Olé ! La Condesa torée les taxis avec morgue, panache, comme Luis Miguel défiait la mort. Il ne faut pas la faire attendre. Ou bien elle se vengera. L’Espagne sait vous rendre « fier comme pou sur la gale ». Et humble aussi. Parce que le sang sèche vite sur le sable. Que reste-t-il d’Ava Gardner à Madrid ? De ses amours, de ses folies, de ses débauches.
Souple, féline, elle esquisse une véronique devant le palace où jadis elle a vécu. Le chauffeur lui fait un geste obscène. Ava éclate de rire. Comme au temps où elle donnait des fêtes dans la suite qu’elle occupait au Hilton. Quel tapage, que de fracas ! Des clients se plaignaient. Ava haussait les épaules. La direction de l’hôtel n’osait rien faire. Peut-on chasser un mythe ?
Un jour, un esprit chagrin a frappé à sa porte. Pour protester. Elle lui a décoché son sourire le plus ravageur : « Honey, au lieu de rouspéter, viens plutôt te joindre à nous ! » Qui participait à la bringue ? Les Quintanillas sans doute, les Grant, Edgar Romrée, Sofia et Vic, des chanteurs, des danseurs, des acteurs, deux ou trois officiers américains et des agents de l’OSS ou du Mi 6.
À l’époque, l’Espagne était devenue leur bastion. Les uns avaient dîné au Jockey, les autres chez Dona María ou bien chez Valentín. À moins que ce ne soit au Wamba sur la place de l’Oriente.
Puis ils avaient bu des verres au Chicote sur la Gran Vía. Après, ils s’étaient retrouvés dans les tablaos à la mode, chez Duende, au Corral ou à la Villa Rosa sur la place Santa Ana. Pour retrouver Ava dans Madrid, il suffit de se laisser emporter par un courant. Peu importe si les lieux ne sont plus les mêmes. La rage de vivre, la folle prétention de s’amuser, une sorte de délire n’ont guère changé. La nuit à Madrid ne se termine jamais. Il faut du talent pour traverser les heures sombres. Ava en a toujours eu. En Espagne, elle atteint au génie.
Parce que la nuit madrilène fond sous la lune, se noie dans les flamencos. L’alcool n’est qu’un médium. Ou un raccourci. Hier comme aujourd’hui. Et sans doute demain. Après la mort du général Franco, on a beaucoup parlé de la Movida. Mais au bon temps du franquisme austère, la sociedad alegre, cette bohème itinérante, qu’on appelait aussi la farandula, formait déjà une sorte de secte.
Elle avait ses rites, ses temples, ses chapelles secrètes. Ava Gardner, qui s’était installée en Espagne en 1953, est très vite devenue l’icône des noctambules. À la fois déesse et luronne. À l’aube, les yeux ivres, elle rejetait sa tignasse brune en arrière, levait le menton et s’écriait : « Todos a casa ! »
Son premier domicile fut le Hilton. Plus tard, elle a acheté une maison, non loin de la base américaine de Torrejón, dans le quartier de la Moraleja. La propriété portait un nom prédestiné : la Bruja (sorcière). Lorsque la princesse Capricorne, comme l’avait surnommée quelques-uns de ses amis, parce qu’elle était née au mois de décembre, a vendu la Bruja, trop excentrée, elle a emménagé dans un appartement au 11 de l’avenue du Docteur Arce.
Situé près de la place de la République Argentine, l’immeuble, disait-on, avait appartenu à un calife du Maroc. Ava occupait le troisième et dernier étage. Avec une immense terrasse en duplex. Juste au-dessous de chez elle vivait le général Juan Perón. Au début, il était tout sucre, l’invitant sans cesse à déguster les empanadas de sa femme Isabelita. Mais leurs relations n’ont pas tardé à se gâter. Le général fulminait contre les bambocheurs qui faisaient toutes les nuits cortège à l’actrice. Il avait même fait venir la guardia civil, mais quand les policiers ont reconnu des « grandesses » parmi les invités, ils ont battu en retraite. Dieu que le général était drôle lorsqu’il se fâchait ! Ou bien quand il s’avançait sur le balcon et faisait mine de saluer une foule en délire. Compañeros ! Quel guignol !
Avec Reenie, sa femme de chambre, Ava se moquait ouvertement du dictateur destitué. Elle se permettait aussi de railler le Caudillo. Ava a toujours eu la langue bien pendue, mordante. Dans le jardin de l’immeuble, rue du Docteur Arce, le gardien ramasse placidement des feuilles mortes. La maison est paisible. Bourgeoise. Rien ne rappelle l’époque où Ava faisait les 400 coups. Il est rare que quelqu’un vienne demander si la comtesse aux pieds nus a bien vécu dans l’édifice. De toute façon, le portero ne peut rien raconter. Il ne l’a pas connue. Elle aurait quitté l’appartement en 1965, lasse des récriminations du général, pour devenir nomade. Ava Gardner a vécu tantôt chez des amis dans la colonia El Viso, tantôt à l’hôtel ou dans un chalet loué pour quelques mois.
Lentement, inéluctablement, elle décline. Comme les héroïnes auxquelles elle a prêté son visage. Maxine Faulk, par exemple, dans La Nuit de l’iguane. Ava ne voulait pas tourner le film. John Huston, pour la convaincre, avait débarqué à Madrid. Ava n’avait pas revu le réalisateur depuis dix-huit ans. Elle se souvenait qu’il l’avait poursuivie autour d’une piscine et que pour lui échapper, elle s’était jetée dans l’eau, toute habillée. Huston est toujours aussi grand et dégingandé. Ava l’entraîne dans sa ronde.
Nuit après nuit. Ensemble, ils ingurgitent des hectolitres de whisky, de cognac, de tinto ou de sangria. Ava adore aussi inventer des cocktails mortels. Au bout de quelques jours, John n’en peut plus. Il s’endort sur son Malt au Florida, mais il a gagné. Ava sera Maxine.
Son cachet s’élèvera à 400.000 dollars. Celui de Deborah Kerr, qu’elle déteste, sera de 250 000 dollars. Un argument qui a compté. Ava n’accepte de jouer que pour l’argent. Elle le dit, le répète, s’en vante. Le cinéma l’ennuie. Au fond, Ava n’a jamais aimé son métier. Elle l’exerce par pur hasard. Parce qu’un agent de la Metro Goldwyn Mayer a remarqué, un jour, ses photos. Elle a détesté la Metro. Elle la haïra toujours. Parce que la compagnie traite ses acteurs comme des esclaves. Quel scandale le vieux Mayer avait monté quand Mickey Rooney a voulu épouser Ava ! Le jeune homme était déjà une star. Ava ne figurait, pour sa plastique, que dans des navets. Leur union ne risquait-elle pas de détourner de Mickey ses admiratrices ? La Metro a également poussé des cris d’orfraie quand Ava et Frank Sinatra, qui était marié, sont devenus amants. Toute l’Amérique puritaine la traitait de « voleuse de mari », de « putain » et personne, à la compagnie, n’a tenté de la défendre. C’est une des raisons qui avaient déterminé Ava Gardner à quitter les Etats-Unis pour vivre en Espagne, où elle s’était rendue la première fois en 1950 afin de tourner Pandora.
Le pays l’enchante. Evoluant dans un milieu démocrate, démocrate elle-même, Ava découvre la liberté au pays de la dictature. Le paradoxe ne l’effraye pas. Elle n’a peur que de la solitude. Surtout la nuit. En Espagne, elle conduit sa pena. Et nul ne la contraint. Nul ne la surveille. Nul ne la condamne.
Au début des années 1950, l’Espagne sort de son isolement. L’Amérique lui a accordé un premier crédit. Bientôt Washington et Madrid vont signer un pacte et Barcelone va prendre des couleurs avec la nuée de marins de la 6e flotte qui se répandent dans la ville, tandis qu’à Madrid, les Américains qui avaient soutenu le camp républicain, comme Hemingway ou Orson Welles, se laissent envoûter par une Espagne de chair et deviennent les chantres de la corrida, du flamenco. Ava, qui est un peu sorcière, a tout de suite pressenti que cette terre extrême est un produit d’alambic, capable de transformer le plomb en or et une vedette d’Hollywood, ci-devant petite paysanne de Caroline du Nord, en Maya desnuda.
Fascinée par l’incroyable vitalité des Espagnols, Ava se reconnaît en eux. Elle est chez elle en Castille comme en Catalogne, en Andalousie comme sur la Costa Brava.
Elle s’entiche des taureaux et des toréadors. Ava aime participer, avec chaque fibre de son corps, au plus vieux culte du monde. Celui du Minotaure et de ses noces de sang. Ava Gardner ne rêve pas l’Espagne, elle s’y immerge. Avec volupté. Acharnement. Elle apprend même le castillan en vidant des bouteilles de Martini avec son professeur qui est fou d’elle. Comme tout le monde. Les pêcheurs de Tossa del Mar, les éboueurs de Madrid qui, un soir, l’ont ramenée chez elle. Les ducs, les marquis, les Gitans. Même les homos ont fait d’elle leur reine. Dans les boîtes qu’ils fréquentent, ses photos décorent tous les murs.
Mais Ava sait que son cœur n’est pas d’une tsarine. Il bat si vite, trop mal. Pour un regard de braise ou des boucles brunes. Quel gâchis ! A l’aube, quand elle se retrouve seule sur sa terrasse, Ava écoute en pleurant, comme une enfant, les disques de Sinatra. Elle aimait Frankie. Elle l’a trompé avec Luis Miguel. Elle a aimé Luis Miguel. Elle s’est consolée avec Walter Chiari.
Tourbillon des amours. Et viennent les premières rides. Plus tard, en Grande-Bretagne, où elle achèvera son existence, Ava dira : « Ma vie est risible. Je n’ai jamais été capable de construire une seule chose qui en vaille la peine. » Peine de vivre. Peine d’aimer.
Sur la place Santa Ana, un car déverse son lot de touristes devant la Villa Rosa. Ils s’engouffrent dans le cabaret pour écouter du flamenco, sans un regard à la Cerveceria Alemana. Ava Gardner et Luis Miguel Dominguin y ont passé des nuits. A boire, se chamailler ou s’aimer. Parfois, le fantôme de la condesa vient errer sur l’esplanade. En fermant les yeux, on peut la voir. Seule, les mains sur les hanches, pieds nus pour mieux sentir la force qui monte de la terre d’Espagne, Ava frappe le sol, retrousse ses jupes, montre ses cuisses comme elle le faisait dans les tablaos andalous, sans pudeur, prodigue, effrénée.
A jamais infante. »
IRINA DE CHIKOFF. «Le Figaro» du 17/07/2006
Datos :
Ava Gardner.
Ava Lavinia Gardner, née le 24 décembre 1922 à Grabtown (Caroline du Nord) USA et morte le 25 janvier 1990 à Londres.
Films notables :
La Comtesse aux pieds nus (1954)
Film de Joseph L. Mankiewicz avec Humphrey Bogart, Edmond O’Brien
Les Tueurs (1946)
Film de Robert Siodmak avec Burt Lancaster, Edmond O’Brien
La Nuit de l’iguane (1964)
Film de John Huston avec Richard Burton, Deborah Kerr
Pandora (1951)
Film d’Albert Lewin avec James Mason, Nigel Patrick
Les Chevaliers de la Table ronde (1953)
Film de Richard Thorpe avec Robert Taylor, Mel Ferrer
Mogambo (1953)
Film de John Ford avec Clark Gable, Grace Kelly
Les 55 Jours de Pékin (1963)
Film de Nicholas Ray avec Charlton Heston, David Niven
Sept jours en mai (1964)
Film de John Frankenheimer avec Burt Lancaster, Kirk Douglas, Fredric March
Patrice Quiot