« Les années 1940 sont très difficiles pour les Espagnols qui survivent dans de terribles conditions de vie.  

« Manolete » est le torero de l’après-guerre. Le matador devient un symbole parce qu’il est la personnification de cette Espagne maussade, taciturne et silencieuse.

« Manolete » est maigre, tout comme la population qui souffre de famine et qui est soumise aux cartes de rationnement.

« Manolete » a le visage triste et fermé de la population qui reste profondément meurtrie par la Guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts, d’emprisonnés et d’exilés.

« Manolete » porte une cicatrice sur le visage – infligée par un taureau dans les arènes de Saint Sébastien le 17 août 1942 – quintessence des plaies du passé et des blessures du quotidien qui ne sont pas prêtes d’être cautérisées.

 « Manolete » est stoïque dans l’arène, comme la population qui doit faire face aux terribles souvenirs de la guerre et à la répression quotidienne.   Les Espagnols n’ont pas de mal à s’identifier à lui : il leur ressemble tellement, il incarne si bien ce qu’ils ressentent. Il les distrait : il n’y a pas de pain, mais il y a le Monstre qui torée majestueusement.  

Le régime s’est servi de son image et l’a détournée à son insu.

Après chaque corrida, il est glorifié dans la presse :   « Manolete » da cada día, por lo menos, una lección de voluntad, de pundonor y de honradez profesional suficiente por el triunfo y entraña claramente que sólo así, en tan gallarda postura, puede esperarse con derecho el éxito definitivo, el que consagra”.   La presse ne tarit pas d’éloges de ce torero, à l’instar de ce passage écrit par Juan León qui loue les mérites de l’homme dans l’arène.

« Manolete » est présenté comme l’ambassadeur du franquisme, comme un héros de cette Espagne : il est, pour bon nombre de critiques, « l’incarnation de l’Espagne héroïque, solitaire dans sa lutte contre le communisme matérialiste et athée ».

Lorsqu’il perd la vie des suites d’un coup de corne le 29 août 1947, les médias sont dithyrambiques à son égard. Voici ce que l’on peut lire dans les journaux ABC et El Ruedo :  

Mucho habría que hablar de « Manolete ». Recordando al hombre, hallamos el estilo. El estilo y el destino amargo como el rictus de su boca, que no afloró ni en risa ni en sonrisa. Aquella figura que ya no veremos más, revestida por la majestad de su tristeza, era acaso un gran presentimiento hecho carne de esperado sacrificio. Como vivió ha muerto, sin un paso atrás, fiel a su personalidad cordobesa, ya en pura gloria histórica. Y tanto como su figura, desde 1939 a 1947, pesará su sombra. Su sombra ejemplar, testamento de hombría.”

“Y hoy, al llorar la muerte de un héroe taurino, de un héroe de España, que se fue altivo y orgulloso cuando nada ya tenía por conquistar, las campanas redoblan sus toques funerales, y las trompetas de la Fama ponen sordina a los ecos del bronce. El día de nuestro luto es, « « Manolete » », el de tu gloria y el de tu triunfo. Ve al pueblo, que te increpó tantas veces, cómo, piadoso, se arrodilla ante tu cadáver igual que ante un dios.”  

Dans les deux périodiques, les articles participent au façonnement de l’image élogieuse de « Manolete », héroïsé par les journalistes après sa mort. Les termes choisis sont révélateurs du processus de mythification du personnage.  

Cependant, cette apparente docilité et cette prétendue conformité à l’idéal franquiste sont trompeuses.

« Manolete » n’est pas uniquement le torero asexué à la triste figure comme le postulent les journalistes de l’époque. Un autre « Manolete », peut-être plus sombre pour l’image du régime et moins connu du grand public, se cache. Aussi pouvons-nous affirmer qu’il existe deux « Manolete », personnage bien plus complexe qu’il n’y paraît.  

D’ores et déjà, nous pouvons observer qu’il ne participe pas aux corridas trop fortement politisées, manifestant une adhésion trop explicite à la politique en place.

Ainsi, il est le grand absent de la corrida de la victoire dans les arènes de Madrid le 24 mai 1939 et de celle en l’honneur d’Heinrich Himmler, le dignitaire hitlérien, le 20 octobre 1940. « Manolete » se déclare apolitique, même si cette facette est occultée dans l’Espagne franquiste.

Francisco Cano révèle que le torero n’était pas intéressé par la politique : « no le importaba la política, no era político ».  

Alors qu’il se tient à distance du général Franco contrairement à de nombreux toreros qui lient une étroite amitié avec le dictateur, il a de nombreux contacts avec des exilés espagnols, notamment au Mexique où il a l’habitude de se produire. Indalecio Prieto – homme politique espagnol, ministre sous la République et chef du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol en exil jusqu’en 1962 – et Antonio Jaén Morente – historien et politicien espagnol issu de la gauche républicaine – font partie de son cercle de connaissances.  

Au Mexique, « Manolete » retrouve les exilés républicains avec qui il noue des liens d’amitié.   Autre phénomène ambigu : dans les arènes de Valence le 23 juillet 1944, « Manolete » tue le taureau Perdigón qui possède entre ses cornes une tache blanche en forme de V.

Tous les commentateurs parlent d’une corrida exceptionnelle. Le torero fait empailler la tête du taureau et l’envoie à Winston Churchill pour le féliciter de sa victoire face aux nazis.  

Le journal ABC relate l’épisode très brièvement :   “Como ustedes saben, a Churchill le han regalado la disecada testa de un toro lidiado por « Manolete » en Valencia ; cabeza que tenía la particularidad de haberle crecido unos pelos blancos en forma de V. En recuerdo del símbolo de la victoria aliada, ideado por el ex « premier » inglés, se ha hecho a éste el regalo. Consecuentemente, se dice que míster Churchill piensa corresponder enviando a « Manolete » un tanque de los de su nombre con expresiva dedicatoria. Puede que no le venga mal el regalito al cordobés si decide volver a su tierra por Feria de Mayo.”  

Une lettre signée de la main du Premier ministre est envoyée à la mère de « Manolete », doña Angustias, quelques temps après sa mort.  

Elle est entièrement reproduite dans le périodique, après traduction :   “He aquí el texto de la carta en que el ex primer ministro británico ha dado el pésame a la madre del infortunado lidiador cordobés : « Señora : Me siento muy apenado al enterarme de la muerte trágica de su hijo en Linares, y deseo enviar a usted la expresión de mi más profunda simpatía. Me emocioné al recibir en su día el noble trofeo de la soberbia faena de su hijo en el ruedo, que me mandó con motivo de nuestra Victoria en Europa. Deseo añadir mi sincero pésame a todos los tributos que usted ha recibido. Lealmente suyo, Winston S. Churchill ».  

Cet apolitisme du torero est problématique pour le franquisme, qui occulte au maximum ces relations qu’entretient « Manolete » avec des Républicains espagnols en exil, avec des hommes politiques qui louent la liberté et dont le régime est profondément hostile.  

Dans l’espace clos des arènes, « Manolete » devient un demi-dieu, un héros qui peut, par la réussite de son art tauromachique, amener les foules à croire en un avenir meilleur. D’ailleurs, parmi la foule, une femme vient régulièrement le voir toréer.  

Il s’agit de Lupe Sino, de son vrai nom Antonia Bronchalo Lopesina, actrice espagnole dont il fait la connaissance en 1942 dans un bar madrilène, le Chicote.

Dans cette Espagne très catholique, l’union hors mariage est un scandale et l’affaire tente d’être étouffée. La presse ne parle pas de son amie, et même lorsqu’elle apparaît auprès du torero sur une photographie, la légende de l’image et le texte de l’article taisent son existence.  

Alors même qu’il est censé être l’idéal vers lequel il faut tendre, l’exemple à suivre, le torero s’affranchit de cette volonté du régime à l’ériger en modèle de vertu. Les spectateurs, en voyant de leurs propres yeux Lupe Sino dans les arènes, retrouvent sans doute un peu d’espoir. Le torero dispose de cette liberté dont ils sont privés et qu’ils aimeraient acquérir. Inconsciemment, en agissant de la sorte, il réveille doucement les foules : « la sociedad ha encontrado en « Manolete » a su salvador ».  

Cette relation avec Lupe Sino, tant décriée dans l’Espagne franquiste, constitue une sorte de défi au régime.  

L’espace public que constituent les arènes espagnoles est réellement un « contre espace ».  

L’attitude déviante de « Manolete » échappe au régime et à sa volonté de tout contrôler, volonté qui s’étend jusqu’à l’image des personnalités les plus en vogue telles que les toreros. Si les médias dans leur globalité érigent le torero en parangon de l’Espagne franquiste, il n’en est rien.

Dans les arènes, sous les yeux de tous, il présente officiellement sa compagne, qui n’est pas son épouse officielle, aux spectateurs : c’est une véritable provocation pour un régime puritain qui exerce une censure morale forte. »  

Source :

Les arènes espagnoles sous le franquisme : Un espace de « contre-pouvoir » ?

Transgression et non-conformisme de trois toreros-acteurs.

Justine Guitard

Cahiers de civilisation espagnole contemporaine.

Patrice Quiot