PATRICE
« … La pitié pour l’animal reposait d’abord sur le refus de la souffrance inutile, un argument qui relevait du discours ancien, mais de plus en plus affirmé au XIXe siècle, d’un sage gouvernement par le roi de la création.
L’homme exerçait une juste domination sur les bêtes, une idée partagée jusque dans les rangs de la SPA à une époque qui érigeait la domestication et l’acclimatation en programme de gestion, mais il ne devait pas en mal user. Elle se fondait aussi sur le thème plus neuf, mais déjà bien constitué lors du concours de 1803, de la réprobation de l’homme de cœur.
Il témoigne d’un glissement du discours, du registre de la raison vers celui de la sensibilité en partie par réaction à la vulgate cartésienne de l’animal-machine. Ce déplacement fut accentué à la fin du siècle avec l’entrée des femmes dans la protection militante parce qu’elles développèrent une vision intime, intériorisée de la violence, sans doute du fait de l’éducation et du rôle social qui leur étaient réservés, et parce qu’elles mirent l’accent sur la souffrance.
Ainsi, la journaliste politique Séverine, bête noire des aficionados dans les années 1890, se dit attentive à la peur et à la douleur du taureau, à l’angoisse des chevaux. Ce discours de la sensibilité révèle une nouvelle vision de la relation à l’animal marquée par une anthropomorphisation croissante et le sentiment d’une forte proximité. Elle se concrétisa par l’intégration du respect des animaux dans le processus de civilisation.
Pour tous, l’homme de cœur était tout simplement l’homme civilisé qui s’opposait à la violence et à la barbarie, qui préférait le « génie français » à la rudesse espagnole teintée de fanatisme et d’obscurantisme, voire à celle du midi lorsque vers 1900 les aficionados méridionaux commencèrent à prétendre qu’il s’agissait d’une tradition régionale. Cette conception transcenda les clivages politiques, mais certains lui donnèrent une version plus marquée : Séverine, amie de Jules Vallès, intégra son combat contre la corrida dans sa lutte contre l’oppression des ouvriers, des femmes, des animaux, au nom d’une philosophie alliant humanisme, christianisme et socialisme.
Le sentiment de proximité se traduisit aussi par l’usage à la fin du siècle de la notion de « frères inférieurs », sans doute permise et fortifiée par l’adhésion au darwinisme pour les républicains ou par le succès croissant du franciscanisme du côté des catholiques.
Là encore, la corrida intervint à contretemps d’une évolution profonde des mentalités, du développement de la zoophilie (prise au sens originel, celui de l’époque, d’amour et de protection des animaux) dans la société bourgeoise du XIX siècle. Elle heurta aussi car elle apparut comme un facteur de dégradation de l’homme et d’abord de renoncement de soi : le public des arènes, jusqu’aux femmes et aux enfants pourtant conçus comme les réceptacles et les garants privilégiés de la morale, abandonnait toute raison, se livrait aux passions, aux cris, aux injures, à la négligence vestimentaire, voire à la luxure.
Comme les toreros, il se complaisait dans la violence, la laideur, la souffrance, le sang et il sembla à tous évident que ce sadisme se retournerait contre l’homme.
L’argument anthropocentrique du respect de l’animal pour préserver la morale et prévenir la violence sur l’homme était ancien et récurrent. Il avait été prédominant dans le déplacement des boucheries ou le vote de la loi Grammont ; il l’était aussi dans le cas de la corrida, mais il prit avec elle une acuité particulière car cette pratique importée parut le prélude au retour des jeux romains, l’avant-garde d’une nouvelle barbarie, le signal d’une prochaine décadence, d’où la volonté de ne rien céder de la civilisation face à une Espagne jugée, depuis le siècle des Lumières, comme l’antichambre de la barbarie africaine et le dernier témoin de l’obscurantisme moyenâgeux.
La répulsion fut d’autant plus forte que la corrida sembla contredire tout le travail d’autocontrainte, d’intériorisation des normes décrit par Norbert Elias à propos du processus de civilisation, toute la vision contemporaine du progrès des nations civilisées, de l’adoucissement des mœurs et de la reconnaissance des autres (appelé mouvement des Lumières par les républicains), enfin toute la lutte des notables contre la violence populaire, que les historiens voient effectivement régresser après 1860 à la fois parmi les hommes, mais aussi à propos des bêtes avec le déclin des jeux violents, des combats d’animaux (interdiction à Paris en 1833) et même des courses taurines longtemps répandues dans toute la France, progressivement restreintes au midi et là, canalisées vers une moindre violence. Ce discours fit l’objet d’une large unanimité jusqu’aux années 1930. Le fait que la Ligue des droits de l’homme prît plusieurs fois position, entre 1929 et 1933, contre la « barbarie » de la corrida au nom de la souffrance inutile, d’une dégradation morale indigne d’une nation civilisée, montre bien l’ampleur de sa diffusion.
S’il ne permit pas d’obtenir l’interdiction de la corrida, pour des raisons que nous avons analysées ailleurs, il fut à l’origine des nombreux déboires financiers des impresarii une fois passés les premiers succès de curiosité, de la lente implantation dans le midi et de l’échec des multiples tentatives dans le nord de la France entre 1860 et 1953.
Il subit une inflexion sensible à partir de l’entre-deux-guerres, d’abord parce qu’il était en partie infirmé par les faits. L’implantation de la corrida dans le midi ne provoqua ni la chute morale, ni le retour de la barbarie tant annoncés. On peut même dire que la corrida des XIXe-XXe siècles éprouva elle aussi les effets du processus de civilisation : le public fut peu à peu chassé de l’arène, cantonné sur les gradins et policé dans ses manières ; le combat connut un endiguement de la violence, l’adoption du caparaçon pour les chevaux et la diminution du nombre des piques.
Les opposants à la corrida abandonnèrent donc peu à peu cet argument, ou le déplacèrent sur le cas particulier de l’enfance qu’il fallait protéger de ce spectacle afin d’éviter qu’elle ne développât des tendances malsaines. Par contre, ils maintinrent la nécessité d’étendre aux animaux l’adoucissement des mœurs, l’humanisation des attitudes, la reconnaissance des autres, conçus par tous comme les caractéristiques d’une nation civilisée, et surtout ils donnèrent de plus en plus de place aux idées zoo centriques.
L’animal était une créature vivante, sensible et souffrante, respectable en elle-même, sur laquelle l’homme n’avait aucun droit pour la violenter, une valorisation qui reflète toute l’évolution du courant zoophile au XXe siècle.
Parallèlement, l’adoption du caparaçon conduisit à se centrer définitivement sur le taureau, même si des considérations sur le traumatisme des chevaux bousculés, renversés, perdurèrent dans les années 1930-1950 en témoignage d’un progressif effacement de l’ancienne préférence. Cette évolution des conceptions résulta à la fois d’un lent approfondissement du sentiment protecteur et d’une volonté de contrer les accusations d’incohérence formulées par les adversaires. Mais ce courant de pensée fut rapidement marginalisé dans les décennies 1940-1950 du fait de la conversion d’une partie des élites à la corrida, de la tolérance des autres, de la mode médiatique qui se développa. Il s’effectua une rupture entre les opposants, vite réduits aux associations de protection, et les groupes dirigeants alors qu’il y avait identité de vues jusqu’alors. Si les mouvements de contestation reviennent sur la scène publique et se montrent plus actifs dans la décennie 1990 en profitant de l’engouement pour l’écologie et la protection de la nature (union anti-tauromachique en 1988, manifestations périodiques à Nîmes depuis, etc.), ils ont perdu toute influence immédiate auprès des hommes politiques, des magistrats, des médias, de l’Eglise.
Par contre, leur conception est proche des sentiments d’une opinion publique restée hostile à la corrida (83 % dans un sondage de 1993, mais l’absence d’enquêtes régulières empêche toute sociologie précise) et qui paraît de plus en plus sensible à la protection de la nature en général, au respect de l’animal en particulier. L’historien est ici confronté à une évolution souterraine, très peu explicitée par des documents, très peu étudiée et médiatisée jusqu’en ces dernières années où des organes de presse et des intellectuels, se découvrant confrontés à une opinion contraire à celle professées en leur milieu, notamment depuis les années 1930-1940, ont réagi et, oubliant le mouvement de fond pour se focaliser sur les idées les plus hétérodoxes, ont parlé de déviation, de sensiblerie, voire d’idéologie d’extrême droite. »
Source : Eric Baratay. Représentations et métamorphoses de la violence. La corrida en France, 1853 à nos jours. Revue historique, Presses Universitaires de France, 1997.
Patrice Quiot