PATRICE
« … Et les toreros dont les yeux clignaient, éblouis par cette violente transition, sortirent de l’ombre à la lumière, du silence au vacarme du cirque, où la multitude s’agitait sur les gradins avec des houles de curiosité et où tout le monde se tenait debout pour mieux voir.
Ils s’avancèrent, subitement rapetissés par l’immensité de la perspective, dès qu’ils mettaient le pied dans l’arène. Sous le soleil qui allumait dans leurs broderies des reflets irisés, ils ressemblaient à des marionnettes scintillantes. Leurs mouvements gracieux exaltaient les spectateurs, provoquaient des transports analogues à ceux de l’enfant qui s’émerveille d’un jouet extraordinaire.
Ce vent de folie qui, à certaines heures, soulève les multitudes, qui fait courir dans le dos un frisson nerveux et qui donne la chair de poule sans qu’on sache pourquoi, secoua toute l’assistance. Les uns applaudissaient ; d’autres plus exaltés, criaient ; l’orchestre rugissait.
Et, au milieu de ce brouhaha qui éclatait à droite et à gauche, depuis la porte de sortie jusqu’à la loge de la présidence, les quadrilles défilaient avec une lenteur solennelle, compensant la brièveté du pas par les jolis mouvements des bras et par le balancement des corps.
Dans le cercle de ciel bleu tendu au-dessus du cirque, des pigeons blancs volaient, effrayés par le grondement qui s’élevait de ce cratère de brique rouge. A mesure qu’ils cheminaient dans l’arène, les toreros se sentaient d’autres hommes. Ils exposaient leur vie pour quelque chose de plus que l’argent.
Les hésitations, la terreur de l’inconnu, ils avaient laissé tout cela derrière la clôture. Maintenant, ils foulaient le sable, ils étaient en présence du public. Ça, c’était la réalité. La passion violente de la gloire, le désir de surpasser les camarades, l’orgueil d’être forts et habiles aveuglaient ces âmes simples et barbares, leur faisaient oublier toute appréhension, leur inspiraient une brutale audace.
Gallardo s’était transfiguré. Il se redressait en marchant, pour hausser sa taille ; il se mouvait avec une arrogance de conquérant, jetait de tous côtés des regards de triomphateur, comme si ses deux confrères n’eussent pas existé. Tout lui appartenait, le cirque et le public. […]
Tout à coup, dans l’instant où le taureau se jetait sur lui, il fonça, l’épée en avant. Ce fut une rencontre violente, sauvage. Pendant une seconde l’homme et la bête ne formèrent qu’une masse, et, ainsi accolés, ils firent ensemble quelques pas sans que l’on pût distinguer qui était le vainqueur : l’homme ayant un bras et une partie du corps engagés entre les cornes, la bête baissant le front et se démenant pour saisir à la pointe de ses terribles armes le pantin bariolé d’or et de couleur qui tâchait de se dérober en sautillant.
Enfin le groupe se divisa, la muleta tomba par terre comme une loque et le diestro, les mains libres, sortit du corps à corps en vacillant sous la violence du heurt ; mais, à quelques pas plus loin, il reprit son équilibre. Son costume était en désordre, sa cravate flottait hors de son gilet, prise et déchirée par une corne.
Le taureau poursuivit d’abord sa course avec la rapidité de l’impulsion première. Sur son large cou se distinguait à peine la poignée rouge de l’estoc enfoncé jusqu’à la garde. Puis l’animal s’arrêta, oscilla dans un mouvement douloureux qui ressemblait à une révérence, plia les genoux de devant, inclina la tête jusqu’à toucher le sable avec son mufle qui beuglait, et finit par se coucher dans les frissons de l’agonie.
Ce fut à croire que le cirque s’écroulait, que les briques s’entrechoquaient, que la foule, debout, pâle et tremblante, était saisie de panique, tant elle gesticulait et agitait les bras.
Le taureau mort ! Quelle estocade !
Pendant une seconde tout le monde avait cru le matador accroché par les cornes, tout le monde s’était attendu à le voir rouler sanglant sur l’arène ; et on le voyait sur pied, encore étourdi par le choc, mais vivant et souriant. La surprise et l’admiration portèrent au comble l’enthousiasme.
« Ah ! Le brutal ! » criaient les aficionados qui ne trouvaient pas d’expression plus juste pour exprimer leur émerveillement.
« Ah ! Le sauvage ! »
Et les chapeaux volaient dans l’arène, et une gigantesque recrudescence d’applaudissements, pareille à une averse de grêle, courait de gradin en gradin, à mesure que le matador s’avançait dans le redondel, le long de la barrière, jusqu’en face de la présidence.
L’ovation éclata, formidable, lorsque Gallardo, ouvrant les bras, salua le président. Tout le monde criait, réclamait pour le diestro les honneurs de sa maîtrise. Il lui fallait lui donner l’oreille. Jamais cette récompense n’avait été mieux méritée. Des estocades comme celle-là, on n’en voyait guère. Et l’enthousiasme fut plus grand encore lorsque le valet de piste remit à l’espada un triangle sombre poilu et saignant : le bout d’une oreille de la bête. »
«Sangre y arena » (« Arènes sanglantes » – 1908).
Vicente Blasco Ibáñez
Datos
Vicente Blasco Ibáñez, né le 29 janvier 1867 à Valence et mort à Menton le 28 janvier 1928.
Anticlérical et républicain, il mena une vie agitée et fut à l’origine d’un mouvement politique auquel il donna son nom, le blasquisme ; il fonda également le journal « El Pueblo » en 1894 pour diffuser ses idées.
C’est à partir de 1925 que Vicente Blasco Ibáñez doit s’exiler à Menton, pour des raisons d’opposition à Primo de Rivera. De plus, la publication de son œuvre, Una nación secuestrada (El terror militarista en España) en 1924 le conduit à subir des poursuites contre sa famille menacée par la ville de Valence.
« Arènes sanglantes » (1908) :
« Arènes sanglantes» est le roman le plus connu de Vicente Blasquo Ibañez, auteur engagé et militant républicain.
Certains ont comparé l’auteur à Zola – comparaison qu’il récusait – ou à Miro.
Le héros de ce récit, Gallardo, gamin des quartiers pauvres, devient un torero célèbre, réputé pour son audace, et s’enivre de gloire. Héros de tragédie antique, ce parvenu que son métier fait rencontrer le monde des puissants entretient des relations ambivalentes avec ses nouveaux amis et son milieu d’origine qui sont ses meilleurs fans.
Pris entre les dangers de son métier et son besoin de reconnaissance, il poursuivra sa quête jusqu’à son aboutissement logique, inévitable.
Furent réalisées trois adaptations cinématographiques du roman de Vicente Blasco Ibáñez :
Arènes sanglantes (Blood and Sand) de Fred Niblo (1922) avec Rudolph Valentino.
Arènes sanglantes (Blood and Sand) de Rouben Mamoulian (1941) avec Tyrone Power, Lynda Darnell et Rita Hayworth.
L’indomptée (Sangre y arena) de Javier Elorrieta (1989) avec Sharon Stone.
Cette année-là :
Joselito a 13 ans et débute en public à Jerez le 19 avril (ou le 13 juin selon d’autres sources) aux côtés de José Puerta, « Pepete », et José Garate « Limeño ». Becerros de Don Cayetano de la Riva.
Ricardo Torres Reina « Bombita » (né le 20 février 1879 à Tomares, mort à Séville le 29 novembre 1936) est leader de l’escalafón avec 63 corridas toréées. Il l’avait été en 1902 (57), 1905 (61), 1907(51) et le sera à nouveau en 1909 (54).
Naissent Simone de Beauvoir et Claude Lévi-Strauss.
L’année précédente (1907) : Le cabinet Clemenceau avait réprimé la révolte des vignerons du Languedoc…
Patrice Quiot