« L’histoire commence à Paris, un dimanche d’automne 1984, devant Notre-Dame-de-Compassion, à la croisée des grandes artères du XVIIe arrondissement et des banlieues ouest. Un homme se fraye un passage entre les paroissiens qui s’attardent après la messe. C’est Henri d’Orléans, comte de Paris et propriétaire de la chapelle.
 
Il pose une main amicale sur l’épaule du chapelain et ancien psychanalyste Jean-Louis Ducamp. « Mon père, commence-t-il, je souhaiterais voir dans la chapelle une réplique de la statue de la Vierge que vénérait ma grand-mère : la Vierge d’El Rocío, “Notre-Dame de la Rosée” ». Le visage du prêtre s’illumine : il revoit une statue en procession à travers les ruelles de terre battue d’un village andalou, près de Séville ; les milliers de fidèles venus l’honorer ; les robes de flamenco aux couleurs éclatantes… Et puis ce jeune Espagnol qui crie au passage de la Vierge d’El Rocío : « J’ai vu ta cousine à Lourdes. Elle est triste ! Mais toi tu es belle ! » 
 
« Alors, pensez-vous pouvoir trouver ? » demande le comte. Le père Ducamp acquiesce, confiant.
 
1985, un soir d’été. Un homme en soutane s’apprête à franchir la porte des arrivées de l’aéroport d’Orly. « Monsieur, pouvez-vous nous montrer ce que vous avez là ? » Le père Ducamp ouvre devant les douaniers le sac en plastique qu’il porte sous le bras. L’un d’eux marque un mouvement de recul devant la tête et les mains qui surgissent du sac. 
 
« C’est un sculpteur de Séville qui les a faites, une reproduction exacte de la Vierge d’El Rocío, en précieux bois de Santal », tente d’expliquer le père Ducamp. Ils se regardent avec de grands yeux. «… fixé à une armature en fer, cet ensemble fera une statue pour… ». « C’est bon, allez-y », coupe l’un des policiers. De retour à la chapelle, le prêtre dépose les sculptures sur l’autel éclairé et s’assied : le visage de la Vierge est doux et paisible.
 
Une pensée le sort de sa rêverie : il faut qu’elle soit vêtue de la plus belle des robes ! « Et si je demandais à Yves Saint Laurent ? pense-t-il. C’est le plus grand des couturiers ! » Dès le lendemain, le téléphone sonne dans le bureau de la directrice presse de la maison Saint Laurent, Gabrielle Busschaert, une intime du maître, présente depuis l’ouverture de la maison de couture en 1961. Amusée par cette aventure qui sort de l’ordinaire, elle transfère l’appel au couturier. « Quand pouvez-vous venir ? » demande d’emblée celui-ci au prêtre. Le lendemain matin, le père Ducamp déboule sur sa vieille mobylette devant la maison de couture, dans le XVIe arrondissement. Il sort de sa sacoche le fameux sac plastique, passe le luxueux hall d’entrée et monte vers l’atelier…
 
Yves Saint Laurent lui tend une main chaleureuse. « Racontez-moi », lui demande-t-il, enthousiaste. Le prêtre commence par l’histoire de la chapelle Notre-Dame-de-Compassion, dédiée depuis toujours aux victimes de la violence. « La Vierge accueillera aussi les prières de ceux qui souffrent de ces violences modernes que sont l’exclusion et la maladie », conclut le père Ducamp en posant le visage sculpté de la Vierge d’El Rocío sur le bureau du couturier. Saint Laurent s’assombrit : les paroles du prêtre ont touché quelque chose en lui. Depuis le début des années 1980, en France, plus de mille personnes, principalement des hommes, sont déjà mortes du sida. Des homosexuels, comme lui. Parfois des connaissances… Nombre de funérailles ont été célébrées à Notre-Dame-de-Compassion, Yves Saint Laurent le sait. Face à ce mal qui rôde, il sait aussi que ce prêtre accueille des séropositifs et leurs proches, venus se former pour mieux comprendre la maladie, prier.
 
Depuis sa nomination à la chapelle en 1983, le père Ducamp s’est appliqué à en faire un lieu « ouvert sur les périphéries ». Des sans-abris viennent se réchauffer autour du grand poêle dans la chapelle du haut ou discuter avec « Jean-Louis » qui les accueille, cigarette collée aux doigts. Il ne se passe pas une nuit sans que la sonnette ne retentisse. « Comme ancien psychanalyste, je vais écouter, se remémore-t-il avant chaque rencontre difficile, mais je suis d’abord prêtre : je dois leur apporter chaleur et pardon. » Viennent aussi bien des prostitués que des cadres au chômage, des drogués, et, parmi eux ou d’autres, des séropositifs. « Les malades se sentent bien à la chapelle parce qu’on ne leur pose pas de questions », explique-t-il au couturier. Il s’imagine sans mal que la Vierge d’El Rocío sera leur icône. Levant ses yeux bleus vers le prêtre, Yves Saint Laurent déclare simplement : « Considérez qu’à partir d’aujourd’hui, elle est ma meilleure cliente. »
 
Dessiner une robe intemporelle, destinée à rester immobile, représente un défi pour le couturier qui aime travailler sur le mouvement et dont les collections sont rythmées par les saisons. Il demande son aide à Hector Pascual, en charge des costumes de scène pour la maison. Ensemble, les deux hommes réfléchissent à créer une tenue reflétant toute la sainteté de la Vierge sans paraître trop ostentatoire. Ils s’inspirent des codes liturgiques traditionnels : le fil d’or reflétera la lumière divine. Souvent, pour mieux comprendre cette « cliente » un peu spéciale, Yves Saint Laurent travaille chez lui, dans le silence et l’intimité. Un matin, il remet ses croquis et ses notes au chef d’atelier.
 
Chaque semaine, le père Ducamp vient voir l’avancée de l’ouvrage. Tout le savoir-faire de la maison Saint Laurent s’y retrouve : les ondulations de fils métalliques dorés, brochés selon une méthode très complexe, la couronne, sculptée en forme de corail, agrémentée de bijoux de l’orfèvre Goossens… Un matin d’hiver, des ouvriers viennent à la chapelle fixer la tête et les mains sculptées sur l’armature fabriquée aussi par la maison de couture, puis on l’habille de sa robe. « Mettons-la dans la crypte », invite le chapelain. Le grand couturier vient apporter quelques retouches, puis repart dans sa Mercedes bleu ciel.
 
Lorenzo Cipriani, l’organiste, a beau tendre l’oreille, il n’entend pas d’objection de la part des fidèles. On trouve la statue originale. Certains réservent néanmoins leurs commentaires pour le père Ducamp : « Elle a trop d’or ! » ou « Tu fais dans le chic ! » « L’essentiel n’est pas là, leur répond-il. L’essentiel, c’est la Vierge elle-même. » D’autres, toujours les plus pauvres, s’exclament simplement : « Comme elle est belle ! » Un soir, il entend sangloter. « Ça n’a pas l’air d’aller, voulez-vous que je prie un moment avec vous ? », demande-t-il en s’approchant d’un homme seul. Ils récitent ensemble le chapelet, puis le père part se coucher. Le lendemain matin, il trouve un petit mot sur lequel est écrit : « Cette chapelle m’a sauvé la vie. » « Quelque chose de profond remonte devant cette Vierge », songe-t-il.
 
Le 29 mai 1990, entre l’Ascension et la Pentecôte, la statue est portée en procession à travers les rues du quartier. Lorenzo Cipriani la regarde tanguer au-dessus de la foule. « Ils sont habitués », le rassure sa voisine. En effet, les porteurs répètent l’exercice trois fois par an. En décembre par exemple, ils la conduisent au Palais des Congrès pour la grande veillée de Noël célébrée par le père Ducamp et l’Abbé Pierre. En costume et cravate bleue, les porteurs, comme le service d’ordre qui bloque la circulation aux abords de la procession, appartiennent à la confrérie de la Compassion fondée sur le modèle de celles de Séville : une centaine de fidèles – dirigés par un laïc – se retrouvent pour prier et porter la charité, dans un esprit fraternel. La foule avance en chantant sous le regard surpris des passants. Cette année, ils sont près d’un millier, dix fois plus qu’il y a trois ans – mais pas plus que le nombre de personnes qui passent parfois à la chapelle en une seule journée !
 
Vingt-sept ans plus tard, à l’automne 2017, Inès Jourde et son mari arrivent dans le quartier et se présentent au père Lancrey-Javal, actuel curé de Notre-Dame-de-Compassion, devenue paroisse en 1993. « Je travaille dans la mode », explique Inès. « Alors, vous allez pouvoir m’aider ! s’exclame le prêtre, tout heureux. On veut m’emprunter une robe de notre statue de la Vierge pour une exposition à New York. Il s’agirait d’une robe faite par Yves Saint Laurent. » Inès s’esclaffe. « Je suis très sérieux, reprend-il. Passez la voir. » Le lendemain à la chapelle, après avoir salué la Vierge d’El Rocío dans sa tenue espagnole bleu ciel qu’elle connaît déjà, Inès découvre dans un placard de la sacristie une magnifique robe dorée. « Laurence Neveu, chargée de collection chez Saint Laurent venue l’expertiser est formelle, lui glisse le père Lancrey-Javal. Il s’agit bien d’une pièce du grand couturier. » « La robe est accrochée sur un cintre, les bijoux mélangés dans un sac plastique… « Ce n’est pas la manière habituelle de conserver une pièce de haute couture, pense Inès, interloquée. Un abîme sépare le monde de l’Église et celui de la mode… »
 
Elle accepte alors de prêter main-forte pour le transfert de la tenue à New-York. « Inès, vous êtes l’ange de la réconciliation ! » Il ne saurait mieux dire car Inès a fort à faire. D’un côté, Laurence Neveu s’enthousiasme à l’idée de faire découvrir une œuvre de Saint Laurent que personne ne connaît ; de l’autre, le père Lancrey-Javal se soucie que la Vierge ne se retrouve pas décoiffée devant ses paroissiens pendant le mois de Marie. Or le Metropolitan Museum of Art n’exposera pas la robe sans sa précieuse couronne… Finalement, convaincu par Inès Jourde, le prêtre laisse partir robe et couronne moins de deux semaines avant l’ouverture de l’exposition qui leur réserve une place d’honneur. »
 
Aujourd’hui, la robe appartient officiellement au diocèse de Paris grâce à une convention de dépôt créée fin 2019. Le musée Yves Saint Laurent s’engage à la conserver dans des conditions optimales : une température entre 18 °C et 20 °C, un faible taux d’humidité, l’obscurité totale… et une agréable compagnie, puisque la robe a comme voisins les costumes de Zizi Jeanmaire et de Catherine Deneuve. Pour les grandes occasions, comme à Noël et au mois de mai, mois de Marie, le chef-d’œuvre sort de sa réserve. »
 
Source : « Le Pèlerin » – 3/06/2021
 
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Datos 
 
Le pèlerinage d’El Rocío est le plus important d’Espagne. Il attire chaque année à la Pentecôte des centaines de milliers de pèlerins dans le village d’El Rocío (commune d’Almonte, province de Huelva). Ils viennent honorer Nuestra Señora d’El Rocío, appelée également Blanca Paloma, La Pastora  ou La Reina de las Marismas. 
 
Alphonse X le Sage, en 1280, aurait ordonné la construction d’un ermitage au lieu-dit Las Rocinas, récemment repris aux Maures. Le premier document écrit qui en parle est le procès-verbal d’une réunion de 1335 entre les autorités de Niebla et celles de Séville concernant les frontières communales. On en retrouve également une trace quelques années plus tard dans le Libro de la Montería, écrit par Alphonse XI, puis en 1400 à l’occasion d’une nouvelle réunion entre les autorités de Niebla et de Séville, qui eut cette fois lieu à El Rocío.
 
L’apparition de la Virgen d’El Rocío remonte selon la version populaire d’Almonte au XVIe siècle. Elle a été transmise oralement et ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’on en retrouve la première trace écrite. Elle raconte qu’un berger (ou un chasseur, selon les versions) du nom de Gregorio Medina, habitant à Villamanrique de la Condesa, trouva au lieu-dit La Rocina, dans une cavité d’un arbre, une statuette de la Vierge et décida de l’emmener avec lui à Almonte, le village le plus proche, à 17 km de là.
 
Sur le chemin, il se reposa un instant et, à son réveil, la statuette avait disparu. Il retourna alors à l’endroit où il l’avait découverte et la retrouva au même endroit. Quand il raconta son aventure aux autorités d’Almonte, ces dernières en conclurent que la statuette y était retournée de sa propre volonté et que cet endroit était le sien. Ils décidèrent d’ériger un ermitage à cet endroit pour son adoration. La Vierge prit le nom de Virgen de Las Rocinas, puis de Virgen d’El Rocío en 1758.
 
L’ermitage dut être reconstruit en 1755 après avoir été détruit par le tremblement de terre de Lisbonne. Il fut rénové en 1846 et en 1916. Le lieu sous sa forme actuelle date de 1969.
 
Notre Dame d’El Rocío a été canoniquement couronnée le 8 juin 1919 par le Cardinal Almaraz y Santos, à la suite d’une bulle papale du 8 septembre 1918.
 
Le 14 juin 1993, le sanctuaire de Notre Dame d’El Rocío reçut la visite du pape Jean-Paul II.
 
Yves Mathieu-Saint-Laurent, dit Yves Saint Laurent, né le 1er août 1936 à Oran et mort le 1er juin 2008 à Paris, est un couturier français, l’un des plus célèbres au monde dont les collections de haute couture font partie de l’histoire du XXe siècle.
 
Yves Mathieu-Saint-Laurent naît à Oran où il passe sa jeunesse, avant d’arriver à Paris pour travailler chez Dior. C’est un dessinateur et un créateur doué ; son influence va grandissant dans cette maison, jusqu’à remplacer Christian Dior à la mort soudaine du couturier. Yves Saint Laurent connaît alors un triomphe à l’âge de vingt et un ans seulement, dès la sortie de sa première collection : « Trapèze »
 
Quelques années plus tard, il quitte la prestigieuse maison de l’avenue Montaigne pour fonder l’entreprise qui porte son nom avec son compagnon Pierre Bergé, qu’il a rencontré en janvier 1958 et qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. 
 
Patrice Quiot