PATRICE
« Les arènes de Las Ventas sont pleines à craquer et affichent un « no hay billetes » pour assister à la corrida de Rafael de Paula.
Tout ce que compte la capitale espagnole de personnes influentes est venu pour le voir. Nous avons là, par ordre d’importance, son altesse sérénissime le roi d’Espagne Juan Carlos, le premier ministre espagnol, cinq ou six ministres du gouvernement et quelques chefs d’entreprise aficionados. En résumé : l’activité politique et économique de l’Espagne s’est arrêtée le temps de cette corrida.
Le toro que doit combattre Rafael de Paula sort du toril et dès son entrée dans le ruedo, le maestro ne semble pas inspiré par l’animal.
Rafael de Paula lui sert quelques passes de capote du bout des doigts et après le tercio de piques, il s’avance vers la loge royale.
Au moment de brinder ce toro au roi d’Espagne, Rafael se présente, la montera en main, lève la tête et la main en direction de la loge du roi et s’exclame :
« Ma majesté je vous dédie la mort de ce toro et je vais essayer de le tuer… Mais ce n’est pas gagné ! »
La faena devrait démarrer, mais le temps s’écoule sans que le maestro ne daigne servir la moindre passe à ce bicho. Rafael est accoudé à la barrière et le toro est à l’opposé. Dès que celui-ci fait un mètre d’un côté ou de l’autre, Rafael fait un mètre du côté opposé afin de préserver les 60 mètres qui correspondent au diamètre de la piste de Las Ventas.
Le temps s’égrène ainsi lentement, très lentement. Tout le monde attend un geste du torero : mais ce geste ne vient pas. Les gens discutent : mais ne manifestent pas d’animosité. Il y a dans le public des personnes qui dans leur vie professionnelle gagnent un million de pesetas chaque quart d’heure, et qui les perdent maintenant au cours de ce quart d’heure où rien ne se passe, mais personne ne s’en offusque.
Avec Rafael de Paula : il faut laisser le duende s’installer.
Malheureusement, ce jour-là, le duende était aux abonnés absents.
A la dixième minute retentit le premier avis, trois minutes plus tard le second, et enfin le troisième et dernier avis au bout des 15 minutes réglementaires signifiant que le toro retourne vivant au corral.
Le matador encourt selon l’article 23 du règlement taurin datant de 1903 une amende de 500 pesetas pour ne pas avoir tué le toro en piste.
En Espagne, on ne plaisante pas avec le règlement taurin. L’amende encourue représente environ 20 de nos francs de l’époque soit environ 3 € actuels. Le règlement datant de 1903, comme nous l’avons déjà vu plus haut, n’a jamais été réactualisé depuis cette date.
A la fin du temps réglementaire dévolu à la faena, au cours duquel il ne s’est strictement rien passé, l’officier de police local vient donc trouver le matador et lui signifie qu’il est convoqué au commissariat de police en vertu de l’article 23 du fameux règlement taurin.
Le policier propose au torero d’aller se changer, mais Rafael de Paula décline sa proposition et le suit en habit de lumières. Ils sortent donc des arènes de Las Ventas et sont escortés jusqu’au commissariat du quartier. Rafael pénètre dans un petit local, accueilli par le planton de service, quand le commissaire surgit d’une pièce à côté et relève le subalterne de ses fonctions pour prendre sa place face au maestro qui attend, assis devant la machine à écrire.
La petite salle du commissariat est pleine à craquer : on y retrouve, outre les policiers, la cuadrilla de Rafael de Paula et tout un parterre de journalistes qui ont suivi depuis les arènes et qui se retrouvent donc, serrés comme des sardines, dans cette petite pièce.
Le commissaire commence à taper la déposition, à un doigt, comme le veut la tradition sténographique des forces de l’ordre, et lui pose les questions d’usage :
Le commissaire : « Nom ? »
Le Maestro : « De Paula »
Le commissaire : « Prénom ? »
Le Maestro : « Rafael »
Le commissaire : « Profession ? »
Le Maestro : « Matador de toros »
Le commissaire prend alors une voix solennelle afin de lui signifier son chef d’inculpation : « Vous êtes ici en vertu de l’article 23 du règlement taurin de 1903 car vous n’avez pas mis à mort le toro qui vous revenait. Qu’avez-vous à déclarer pour votre défense ? »
Le Maestro : « Mauvais œil ! »
Le commissaire un peu éberlué : « Pardon ? »
Le Maestro de renchérir : « Mauvais œil ! vous dis-je. Ce toro avait le mauvais œil. Je l’ai vu dès sa sortie du toril ! »
Le commissaire enregistre donc la déposition et finit de taper le procès-verbal, puis le présente à Rafael de Paula qui le signe. Enfin survient l’instant fatidique et tant redouté. Toute la salle retient son souffle et se demande ce qu’il va advenir de Rafael de Paula. Va-t-il être mis aux arrêts ?
Le commissaire reprend son ton solennel et s’adressant autant au Maestro qu’au reste de l’auditoire, déclare :
« De Paula Rafael, Matador de Toros de profession, vous avez contrevenu à l’article 23 du règlement taurin de 1903. En conséquence, vous êtes condamné à payer une amende de 500 pesetas. »
Le commissaire lève la tête en direction de Rafael de Paula et celui-ci fait semblant de chercher des poches dans son costume de lumières, poches qui pourraient abriter un portefeuille pouvant contenir la somme en question, mais en vain…
« Je suis désolé, mais je crois bien que je n’ai pas d’argent sur moi. »
A cet instant, dans un même geste, tout le parterre de journalistes, dont moi-même, brandit un billet de 1000 pesetas afin de payer l’amende et surtout de récupérer le précieux procès-verbal signé par le Maestro.
Le suspense est à son comble.
Le commissaire sort alors son portefeuille de sa poche, dans un geste très templé, très torero. D’ailleurs, depuis l’entrée dans le commissariat, toute la scène avait été très templée : les frappes sur la machine à écrire à un doigt, le ton solennel employé par le commissaire, jusqu’à ce dernier geste pour sortir son portefeuille et se saisir de la somme de 500 pesetas et s’exclamer :
« L’amende et le procès-verbal… c’est pour moi !!! »
Sources : « Torobravo » (actualités 2020)
Datos
Plaza de Las Ventas, 23 de mayo 1990
13ème corrida de feria. Rafael de Paula, Curro Vázquez, Fernando Cámara que tomó la alternativa.
Lleno de « no hay billetes.
Cinco toros de Fermín Bohórquez, discretamente presentados (4º, sospechoso de pitones), 1º y 6º mansos con dificultades, resto encastados y nobles; 2º, de Los Bayones, grande, manso y pregonao.
Rafael de Paula: se niega a matar el 1º – tres avisos – y le echan el toro al corral (protestas); pinchazo y media estocada caída (bronca); despedido con lluvia de almohadillas.
Curro Vázquez: media perpendicular descaradamente baja y estocada corta caída (palmas y pitos), pinchazo y bajonazo (pitos).
Fernando Cámara: bajonazo escandaloso (silencio) ; pinchazo hondo y cuatro descabellos (silencio).
Patrice Quiot