« Alors que la nuit tombe de loin, les timides ampoules de la place commencent à s’allumer. 
 
« Sobre el rugido ensordecedor del pueblo se distinguen de cuando en cuando algunos compases de España Cañí. »
 
Si tout à coup, comme par miracle, tous ceux qui s’amusaient mouraient, on entendrait dans l’étrange silence la lamentation désespérée du pauvre Horchatero Chico, qui, « con una cornada en la barriga », n’est pas encore mort. 
 
Horchatero Chico, vêtu de lumières et mourant, est allongé sur un grabat dans la salle de réunion de la mairie. Ses péons et un vieux prêtre l’entourent ; « el médico dijo que volvería ».
 
Les petites lumières rouges, vertes, jaunes et bleues des stalles commencent également à s’allumer. 
 
Un chien maigrelet s’éclipse, un boudin dans la gueule « y dos carteristas venidos de la capital operan sobre los mirones de una partida de correlativa en el café Madrileño ».
 
 Ne dansant plus, les jeunes gens les plus chanceux, parlent : 
 
Pues, si ; yo soy de ahí abajo, de Collado. 
 
La fille fait des manières de princesse.
 
– ¡ Huy, qué borrachos son los de su pueblo !
 
– Los hay peores. Pues también es verdad.
 
Un groupe de filles, bras dessus bras dessous, chante des coplas sur la musique de « Ay, que tío » et un groupe de quintos entonne des chants patriotiques ; heureusement qu’ils sont tous de l’infanterie ; s’ils avaient été d’armes différentes, ya se habrían roto la cara a tortas.
 
La nuit tombe ; les questions des jeunes gens prennent une teinte presque épicée.
 
Oiga, joven, ¿ tiene usted novio ?
 
La fille se tait ; parfois offensée, parfois câline.
 
Un ivrogne parle sans que personne ne le regarde.
 
A l’extérieur de la place, la brise nocturne souffle dans les ruelles.
 
Au-dessus de la rumeur sourde de la danse, presque au rythme du pasodoble de Pan y Toros, les cloches doblan a muerto sans que personne ne les entende.
 
Horchatero Chico, natif de Colmenar, célibataire, âgé de vingt-quatre ans y de profesión matador de reses bravas (novillos y toros) acaba de estirar la pata ; vamos, quiere decirse que acaba de entregar su alma a Dios.
 
Oiga, joven, ¿ está usted comprometida ?
 
Le couple, dans un coin sombre, a les mains doucement entrelacées, comme les couples bucoliques des tapisseries.
 
Stupéfaite, une chauve-souris vole au ras des auvents en toile des échoppes et des cabanes. »
 
Camilo José Cela.
 
« Apuntes carpetovetónicos » (Novelas cortas 1941-1956)
 
Datos 
 
Camilo José Cela est un écrivain espagnol né à Padrón (Galice) le 11 mai 1916 et mort à Madrid le 17 janvier 2002. Romancier, poète et essayiste, il s’est adonné à tous les genres littéraires et a reçu le prix Nobel de littérature « pour sa prose riche et intensive qui, avec une compassion contenue, forme une vision provocante de la vulnérabilité de l’Homme ».
 
 
En 1936, il combat du côté franquiste lors de la Guerre civile espagnole. Postérieurement, il rejette la dictature de Franco et maintient une attitude indépendante envers le régime dont il subit la censure tout en ayant travaillé lui-même un temps, entre 1943 et 1944, comme censeur de presse.
 
À partir de 1954, il réside à Majorque où il fonde la revue littéraire Papeles de Son Armadans qui fait paraître 276 numéros et qui joue un rôle très important dans les lettres espagnoles jusqu’à sa cessation en 1979 : 40 000 pages, 1070 auteurs publiés.
 
Il entre à la Real Academia de la Lengua Española en 1957 et participe en tant que sénateur royal aux Cortes Constituantes, chargées de rédiger la nouvelle constitution de 1978.
 
Cela publie son premier roman en 1942, La familia de Pascual Duarte, d’un réalisme sec et rugueux et d’une grande âpreté, qualifié de « tremendiste ». Il s’agit de la description, poussée jusqu’à l’extrême, de l’univers sordide et arriéré d’un criminel à peine conscient de ses actes. Ce roman est considéré comme le miroir littéraire espagnol de L’Étranger, le premier roman d’Albert Camus paru la même année. La familia de Pascual Duarte, qui réussit à échapper à la censure franquiste, marque la renaissance de la vie littéraire espagnole dans un paysage culturel et social désolé par la guerre civile.
 
Son goût prononcé pour l’horrible et les personnages mutilés ou atrophiés (œil de verre, jambe de bois) se retrouve dans ses nouvelles (Noviciado, sortie rue Noviciado, Marcelo Brito, etc…). Ses premiers ouvrages, notamment ses poèmes, très pessimistes et nourris par un penchant certain pour le morbide, évoquent la brutalité et la sécheresse du cadre de vie espagnol.
 
L’autre œuvre la plus notable de Cela est La Colmena (La Ruche, 1951), description de quelques jours dans la vie morne, grise et pénible de très nombreux personnages (environ trois cents) vivant à Madrid en 1942.
 
Patrice Quiot