PATRICE
Dans la Camargue du Moyen âge, Jacques Roubaud, gardian, rencontre une bête étrange, moitié chèvre, moitié homme et douée de la parole…
« … Ce jour-là, le neuvième de janvier, le temps était beau avec un ciel clair et une pointe de tramontane.
J’avais pris le bord des étangs et tirais un peu vers le sud du côté du soleil levant. Clair de-Lune marchait au pas et moi, sans quitter aucunement des yeux la terre, je scrutais le sol tout à l’entour aussi loin que pouvait atteindre mon regard.
Même, je m’arrêtai deux ou trois fois et descendis de cheval pour examiner de plus près certaines claves qui, mêlées aux pistes de mes taureaux, semblaient, au premier abord, signaler le passage de la bête.
Mais pendant tout le matin, je dois le dire, je ne trouvai rien de bien assuré. Ce fut seulement l’après-midi, vers une heure du tantôt, que je découvris véritablement une trace fraîche.
Elle sortait de la gase des Fournelets pour remonter du côté de l’Étang-Redon. Le cœur me battait un peu à la suivre et, de la jambe et du talon, je poussais Clair-de-Lune en l’obligeant à forcer le pas, car les claves étaient, cette fois, toutes récentes, et à n’en pas douter, depuis quelques heures à peine, la bête devait avoir trafiqué par là.
En arrivant au marais, dans le fourré de roseau où elles pénétraient tout aussitôt, il me devint impossible de suivre longtemps les empreintes ; comme la veille, je m’appliquai seulement à suivre le couloir étroit ouvert au passage de l’animal, mais je n’eus pas cheminé un long moment que, de nouveau, je le perdis.
Toutefois, ayant du temps devant moi en suffisance et le soleil se trouvant encore haut pour la saison, j’entrepris de battre régulièrement la roselière, allant alternativement du levant au couchant et du couchant au levant, évitant seulement les endroits vaseux et mouvants que je connaissais et où mon cheval et moi eussions risqué de nous abîmer.
La tramontane avait quelque peu fraîchi et la gelée, pour la nuit, s’annonçait vive. Comme je marchais dans le vent, je venais, sans détourner aucunement mon regard, de relever le col de mon vêtement et d’enfoncer sur les oreilles le chaperon d’hiver que je me suis taillé dans une fourrure de vibre, lorsque Clair-de-Lune ayant fait un bond de côté, se jeta d’un coup en arrière et demeura braqué sur ses quatre pattes en ronflant.
En même temps, les roseaux se trouvant fort épais en cet endroit-là, je vis filer devant moi, sans rien pouvoir en distinguer, une sorte de masse obscure. J’attaquai le cheval, qui se détendit, partit au galop, mais s’arrêtant net aussitôt, se mit à suer de tout son corps en tremblant et soufflant des naseaux comme une couleuvre. Irrité de me laisser ainsi distancer, car je voyais onduler dans les roseaux une espèce de sillage à cent pas à peine, je plantai mes éperons dans le ventre de ma monture avec une telle fureur, qu’elle fit coup sur coup plusieurs bonds, la tête basse et le mors tendu en donnant du rein pour me faire quitter l’arçon et, n’y pouvant parvenir d’aucune manière, partit enfin toute secouée sous moi, gagnant la main et tâchant d’éviter la direction où je faisais effort pour la maintenir.
À ce moment-là, ne voyant plus rien remuer et craignant de perdre une nouvelle fois l’objet de cette poursuite, je talonnai plus cruellement de l’éperon et accélérai l’allure. Clair de-Lune, à la fin, m’obéissait, mais cette soumission ne fut pas de longue durée. »
A suivre…
Patrice Quiot (tiré de l’œuvre de Joseph d’Arbaud – photo du haut)