PATRICE
« … Il se déroba, fit un écart et manqua de culbuter dans un trou de fange, en voulant éviter une sorte de bête brune gîtée à l’endroit le plus fourré des roseaux.
Arrêté, cette fois, croisant la hampe du ficheron, je tâchais de discerner à quelle sorte de gibier j’avais affaire. Je commençais, je l’avoue, à me sentir troublé et la terreur du cheval, que je ne cessais de sentir grelotter entre mes jambes, se communiquait à moi. »
Ce n’est pas que l’animal parut aussi redoutable que je m’étais plu à l’imaginer. Entre les roseaux emmêlés, difficilement je distinguais un arrière-train couvert de poil bourru, grisâtre et fauve, deux pieds à la corne fendue que, bien aisément, j’identifiais ; mais, ce qui me surprenait au-dessus de toute expression, c’était d’apercevoir une espèce de sayon, d’étoffe grossière, plaqué contre l’échine et les reins.
Accroupie, immobile sur ses jarrets, la bête ne laissait voir ni son avant-train, ni sa tête. Redoutant de l’effaroucher si je tentais de nouveau de m’approcher d’elle et sentant d’ailleurs Clair-de-Lune tout tendu de peur sous moi, disposé, si je l’attaquais, à se défendre, je résolus d’attirer l’attention de cet être étrange pour le contraindre à me regarder.
Sans y mettre trop de véhémence, je rassemblai mon souffle et lançai cet appel de gorge par lequel nous, gardians, avons coutume de nous adresser à nos bêtes de bouvine lorsque nous voulons les arrêter dans leur marche ou, à d’autres moments, les provoquer : « Hê ! hêhê ! Hê-hêhê ! »
Mais, à peine, pour la seconde fois, avais-je fini de crier, que je sentis mes cheveux se dresser sous mon chaperon, une sueur de glace ruisseler dans mon échine et je dus saisir à pleine main une poignée de crinière, tant je me vis en train de défaillir. Car la tête qui se tournait avait une face humaine.
Malgré mon bouleversement, je détaillais fort bien des traits vigoureux, ravinés de misère et de vieillesse et les yeux farouches où brûlait une flamme triste que mon regard arrivait à peine à supporter. Je me rappelle ces détails que j’aperçus certainement alors d’un seul coup et dont mon angoisse se trouva accrue.
Je n’avais, jusqu’à ce jour, rien éprouvé de semblable dans ma vie, j’en suis bien certain. Mais ceci était encore peu de chose.
Je sentis, tout à coup comme un souffle d’abomination haleiner sur ma figure et je me trouvai droit sur mes étriers dans un grand sursaut de détestation et d’horreur, car je venais d’apercevoir, plantées de chaque côté du large front, dominant la face terreuse, deux cornes, oui, deux cornes, l’une rompue misérablement en son milieu, et l’autre enroulée à demi dans une volute, toutes deux rugueuses et souillées de fange et pareilles, sans doute, à celles du bouc nocturne en l’honneur de qui, dit-on, se célèbrent les messes immondes dans le sabbat.
Sans réfléchir, en un élan de salut, j’avais levé le bras et tracé dans l’air un large signe de croix. En même temps, je prononçais les paroles de l’exorcisme, tout comme je l’avais entendu faire à mon oncle le chanoine, un jour que sur le corps d’une femme possédée, il conjurait les mauvais esprits au seuil de l’église de la Major.
« Recede… immundissime. Imperat tibi Deus Pater… et Filius… et Spiritus Sanctus !… »
Joseph d’Arbaud -« La bête du Vaccarès » (1926).
Datos
Joseph d’Arbaud (Jóusè d’Arbaud en provençal), né à Meyrargues le 4 octobre 1874 et mort à Aix-en-Provence le 2 mars 1950, est un poète provençal d’expression provençale et un félibre.
Proche de Folco de Baroncelli, gardian lui-même, il est l’auteur du roman La Bèstio dóu Vacarés (La Bête du Vaccarès). Ce roman est publié en provençal avec la traduction en français de l’auteur sur la page de droite.
La Bête du Vaccarès (La Bèstio dóu Vacarés selon la norme mistralienne – graphie originelle de l’œuvre – La Bèstia dau Vacarés selon la norme classiqu ), est un roman écrit en langue d’Oc par l’écrivain provençal, aristocrate camarguais, proche du marquis Folco de Baroncelli-Javon, félibre et gardian Joseph d’Arbaud ( 1874 – 1950 ).
Il est à noter que la préface de la première édition était signée par Charles Maurras, dont l’attachement à la langue provençale précède l’engagement au sein de l’extrême-droite monarchiste. Par la suite, c’est Louis Bayle qui sera auteur d’une nouvelle préface.
La bête
Il s’agit en fait d’une bête qui est représentée sous les traits du demi-dieu cornu et incarne les anciennes croyances païennes moribondes face à la pression croissante du christianisme. La bête du Vaccarès est ainsi une créature imaginaire, semblable au dieu grec Pan, un petit homme au bassin, aux jambes et aux cornes de bouc.
Selon Robert Lafont, pour d’Arbaud: « Son grand livre est La Bèsti dou Vacarès (sic). […] On y voit tout ce qu’il y a de littéraire dans cette œuvre mythologique : sentiment païen issu de l’Ecole romane, du « méditerranéisme » ; mythe mistralien du dieu-taureau ; vocation félibréenne de la Camargue, terre réserve ; idéologie félibréenne de la Cause vaincue« .
La bête que dépeint d’Arbaud est, au dire de Bernard Picon, très représentative de la transition sociale qui s’opère en Camargue à l’orée du XXe siècle : d’un côté, la Camargue que l’on veut moderniser à tout prix au moyen de digues et autres nivellements, comme la dénonce alors avec véhémence Folco de Baroncelli-Javon, et de l’autre, les tenants d’une Camargue ancienne, sauvage et préservée, dépeinte par les félibres.
Pour Picon, le texte de d’Arbaud s’inscrit dans ce regret de voir disparaître la Camargue traditionnelle : « L’humble gardian qui vit dans sa cabane de roseaux voit avec tristesse s’engloutir dans un marais la « bête du Vaccarès », symbole de la Camargue traditionnelle. »
Patrice Quiot