Madrid, août 1880…
 
… Quand il eut fait du cheval une loque sanglante, le taureau vint tranquillement se placer au milieu de l’arène où il se posa dans la plus complète immobilité, sans se laisser distraire par les capéadors qui voltigeaient autour de lui en le coiffant tour à tour de leurs longs manteaux. Après ce premier exploit, il semblait heureux de se présenter au public comme s’il pressentait déjà que son nom serait bientôt célèbre à côté des noms des Sévillan, des Pantalons, des Media-Luna. II était de taille moyenne et d’un noir brillant. 
 
Du premier coup d’œil, on devinait sa forcé et son agilité, car sa tête, ornée de cornes aigués et bien placées, était courte et maigre ; ses épaules étaient puissantes, son poitrail très développé, et ses jambes sèches et nerveuses avaient par moments de brusques mouvements sur place qui rendaient songeurs les capéadors les plus rapprochés. Son immobilité fut de courte durée. II poussa tout à coup un long beuglement, secoua sa large tête pour la débarrasser du voile dont un chulo l’avait coiffée, frappa le sol de ses pieds de devant, et cornes baissées s’élança contre les toreros qui l’entouraient.
 
Légers comme s’ils avaient eu des ailes, ils franchirent la barrière, croyant ainsi se mettre à l’abri de la colère de leur terrible adversaire. Mais ils avaient compté sans sa prodigieuse agilité. Presque en même temps qu’eux, il s’élançait par-dessus l’obstacle et venait rouler aux pieds du public sur le corps d’un malheureux gardien de barrière qui fut tué sur le coup, Ramené aussitôt dans l’arène, l’animal, dont la fureur augmentait toujours, se précipita sur les cavaliers qui, la lance au poing, s’avançaient bravement vers lui au trot chancelant de leurs rossinantes. 
 
Par saint Isidore, patron de Madrid, quels coups de cornes ! 
 
Bientôt cinq chevaux gisaient le ventre ouvert dans l’arène, pendant que les picadors éclopés se traînaient vers le chemin de refuge, protégés dans leur retraite par les capéadors, qui, revenus fort à propos en scène, avaient réussi à retourner contre eux la colère du taureau. Des sept chevaux entrés en course, six étaient déjà morts et leurs maigres cadavres se découpaient presque sans relief sur le sable rouge de l’arène. Mais le septième, celui que le taureau avait blessé en dernier lieu, vivait encore.
 
Couché sur le dos, les quatre fers en l’air, il s’agitait désespérément pout se relever. II y réussit enfin et je vis un spectacle lamentable. Traînant derrière lui comme un long voile rouge ses entrailles sanglantes, le malheureux animal se mit à exécuter un galop macabre à travers la piste. Entre temps, il s’arrêtait et lançait en chancelant de faibles ruades dans le vide. Puis ii reprenait ses cabrioles fantastiques, poussant parfois des hennissements pareils à des râles et découvrant, dans un rictus de douleur, ses longues dents jaunes et ses gencives déjà blanches. Enfin, vide de sang et n’ayant plus de forces, il vint s’appuyer contre la barrière. Ses pieds se prirent dans ses entrailles dévidées comme dans les mailles d’un filet, et il s’abattit avec un bruit sec. 
 
Alors ce fut dans la foule des explosions de joie délirante qui se manifestait par des exclamations à la louange du taureau : – Bravo toro ! Que bonito ! Viva el toro ! Anda ! Anda ! A mes côtés, une femme jeune et jolie détache brusquement la fleur de tubéreuse qui parfume sa noire chevelure et la jette à la bête avec un baiser. 
 
Maintenant, me dit mon ami, ne perdez pas de vue un seul des mouvements du taureau. II en a fini avec les chevaux, le tour des hommes va commencer. 
 
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Chose étrange, au début de la course, avant l’apparition même de la bête, une émotion faite de terreur secrète et d’angoisse s’était emparée de moi, et je serais volontiers sorti du cirque. Maintenant, j’étais fixé au granit de ma stalle, malgré l’espèce de terreur que m’inspirait le tableau sanglant que j’avais sous les yeux. Pour tous les Velasquez du Prado, je n’aurais quitté ma place en ce moment, et je n’étais même surpris applaudissant au triomphe du taureau. Irrité par la vue des voiles aux couleurs éclatantes que les capéadors agitaient devant ses yeux, le taureau se ruait de tous côtés. Mais ses légers adversaires l’évitaient par une pirouette ou un écart, puis revenaient à la charge, exaspérant la bête farouche qui, furieuse de cogner toujours dans le vide, se précipita sur les cadavres des chevaux qu’elle mit en pièces.
 
Lasse de n’avoir plus d’ennemis vivants à frapper, elle se dirigea en trottant vers la porte de sortie. Alors j’assistai au plus désopilant des spectacles. La foule, qui luí prodiguait tout à l’heure les noms les plus doux, se mit à saluer sa retraite par une salve d’imprécations d’un pittoresque inénarrable. Puis ce fut au tour du président des courses à recevoir sa part d’injures : Voleur de président ! Canaille ! Bandit ! Que tardes-tu davantage à lâcher les banderilleros sur cette vache d’Afrique ? Tu n’entends rien aux courses ! Au feu le président ! 
 
J’en passe et des meilleures. L’heureux personnage auquel s’adressaient ces gracieuses interpellations y répondait par un sourire d’une tranquillité olympienne. J’admirais ce sang-froid exaspérant. La foule, dressée sur les gradins, lui montrait furieusement le poing. Mon ami criait comme tout le monde, et je me mis à crier
 
Enfin, cet étonnant président, véritable Boissy d’Anglas tauromachique, daigna agiter son mouchoir, et les banderilleros, au nombre de quatre, se mêlèrent aux capeadors. Une banderille dans chaque main, ils vinrent se placer devant le taureau. Ce dernier comprit peut-être que le moment était venu de lutter contre des adversaires plus redoutables et que son sang allait couler, car il poussa un beuglement prolongé, creusa le sol de ses deux pieds de devant, et s’élança sur le banderillero le plus rapproché.
 
Celui-ci, avec une grâce et une habileté qui lui valurent les applaudissements de la foule, s’écarta légèrement en faisant une gracieuse pirouette, et laissa passer la bête lancée à fond de train. Lorsque celle-ci revint à la charge, il se plaça de nouveau devant elle, et, tout en l’évitant une seconde fois par un écart rapide, il lui planta profondément ses deux banderilles barbelées dans les épaules. 
 
Bueno ! Bueno ! Viva el banderillero ! hurla la foule. Fon de rage et de douleur, le taureau bondissait dans l’arène, la queue droite, les naseaux en l’air, secouant vainement ses larges épaules pour les débarrasser du fer qui les déchirait, et poussant d’affreux beuglements. Le sang de ses blessures l’inondait et lui faisait comme un manteau de pourpre. Tout à coup s’éleva une clameur immense. Le taureau venait de s’élancer sur un banderillero, et celui-ci, moins heureux que son camarade, n’avait pu éviter la bête. Il fut projeté à une hauteur de cinq à six mètres, puis il retomba lourdement sur le sable, pendant que le taureau, emporté par son élan, s’agenouillait sur le cadavre d’un cheval. 
 
Un silence de mort planait sur l’arène. Le torero se releva, fit quelques pas en courant dans la direction de la porte de sortie, Il battit l’air de ses deux mains et tomba la face contre terre. II était mort. La corne du taureau avait troué la poitrine et le cœur, et de la plaie béante le sang coulait à grands flots sur le sable. Je le verrai longtemps dans mon souvenir, ce pauvre Nicolás Fuertes.
 
La foule, qui l’aimait beaucoup pour son audace et sa coquetterie, avait ajouté à son nom le sobriquet d’ «El Pollo. »
 
A suivre…
 
Patrice Quiot